Du rêve au lever de rideau, la vie d’une créa-ture

Mathilde Monnier X Mellina Boubetra, interview croisée

— Interview originellement publiée dans la revue Multiples 24/25.

Qu’il s’agisse de sa première ou de sa cinquantième, la création d’une pièce porte toujours la même charge symbolique. Rencontre fragile, instant éphémère et suspendu, d.nouement ou éternel (re-)commencement, la Première marque les mémoires du public comme de celles et ceux qui l’ont portée jusqu’à lui, sur scène. Mathilde Monnier et Mellina Boubetra, deux femmes éloignées d’une belle génération, deux chorégraphes proches dans l’expérience de la création, croisent leurs idées et leurs souvenirs de Première(s).

1. Que représente la Première d’une œuvre chorégraphique pour vous, artistes-chorégraphes ? Revêt-elle encore aujourd’hui la même importance symbolique qu’hier ?

Mathilde Monnier (MM) — Les Premières sont souvent gravées dans ma mémoire comme des moments intenses, car remplis de sentiments controversés et indéfinis. Une Première, c’est toujours un choc, une découverte, une naissance avec de la joie et de la violence. Aujourd’hui, cela reste vrai. Une Première, c’est aussi un couperet qui tombe, celui de la critique. Je garde en mémoire la Première de frères et sœurs à la Cour d’honneur d’Avignon, où la moitié des spectateur·trices ont commencé à huer dès la dixième minute, une forme de catharsis du public. Je me souviens aussi de la Première de 2008 vallée avec [Philippe] Katerine, quand le public a commencé à chanter avec nous au milieu du spectacle.

Mellina Boubetra (MB) — La Première marque cette bascule entre quelque chose qui nous appartient et quelque chose qui, à un moment, ne nous appartient plus. Quand je suis au plateau en tant qu’interprète-chorégraphe, je ne me dis pas que mon travail est évalué. Je ne pense pas à tout ce que cela représente. Je suis présente avec les autres danseuses sans distinction. La Première, je la vis horizontalement comme une expérience collective, un moment partagé entre amies. Une Première, c’est à la fois un aboutissement et une nouvelle porte qui s’ouvre.

«C’est à la fois le début et la fin, car c’est le début de la fin. Même si la pièce continue à vivre, c’est souvent le moment où la pièce se stabilise.»

Mathilde Monnier

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme
2. Vous rappelez-vous votre première Première ? Pouvez-vous la raconter brièvement.

MB — J’ai deux Premières en tête. Ma première Première en tant qu’interprète en 2018 au Théâtre de Suresnes Jean Villar pour le chorégraphe Andrew Skeels. Puis, la Première de ma première création en tant que chorégraphe, INTRO, en août 2019 à Amsterdam. C’était une période particulière, car l’une des trois interprètes, Lauren Lecrique, m’avait annoncé qu’elle quittait la pièce quatre mois plus tôt. La Première était donc aussi la « dernière » de cette danseuse. Le processus de création d’INTRO avait été assez houleux jusqu’à la Première. Elle cristallisait deux années de réflexion et de travail au studio. La Première était un moment magique, intense. Je me souviens qu’on était hyper heureuses d’être ensemble et c’est ce qui prévalait sur tout le reste. La pièce était ce qu’elle était, mais ce qui comptait, c’était comment on l’habitait, comment on la vivait de l’intérieur.

MM — Oui je m’en souviens. C’était à New York, down town, dans un loft minuscule. Dans cet espace très petit, où Jean François Duroure et moi avions présenté pudique acide, notre toute première pièce, il devait y avoir 20 personnes dans le public, assises par terre, serrées. Nous avions un trac fou. Personne n’a été payé. C’était sauvage et informel, mais certaines personnes présentes ce soir-là ont parlé de la pièce, plus tard, et l’ont fait vivre.

3. Quelles émotions vous traversent à l’issue de la Première, depuis l’entrée sur scène des danseur·euses jusqu’aux premiers applaudissements du public ?

MM — C’est toujours un moment particulier, stressant et beau, où se jouent beaucoup de choses terrifiantes : comment le public va-t-il recevoir le travail ? Comment cette pièce va-t-elle être reçue ? La Première est souvent le moment où sont présent·es les professionnel·les et leur réception peut déterminer la vie d’une pièce. Certain·es professionnel·les ne se basent que sur la Première pour acheter ou non la pièce sans considérer qu’elle va évoluer.

MB — Lors de la Première d’INTRO, on ne ressentait pas du stress, plutôt de l’excitation, car tous nos amis étaient présents. Je me souviens que, lorsqu’on est sorties de scène, on a toutes pleuré sur ce petit canapé deux places. Ça m’émeut encore d’en parler. C’étaient des pleurs de gratitude : on avait eu la chance de danser ensemble et de mener à bien ce projet jusqu’au bout. Cette Première était chargée de tout ce qui fait un spectacle, de tout ce qu’on vit autour et d’un passif commun. On était fières aussi. Même rétrospectivement, je ne peux pas en parler à la première personne. Car c’était avant tout une expérience collective.

Mathilde Monnier © Marc Coudrias

Mathilde Monnier

Mellina Boubetra © Emmanuelle Tricoire

Mellina Boubetra

Mathilde Monnier

Venue à la danse tardivement après une expérience de danseuse, MATHILDE MONNIER s’intéresse à la chorégraphie dès 1984, alternant des créations de groupes et des créations de solos, duos. De pièce en pièce, elle déjoue les attentes en présentant un travail en constant renouvellement. Sa nomination à la tête du Centre Chorégraphique National de Montpellier en 1994 marque le début d’une période d’ouverture vers d’autres champs artistiques ainsi qu’une réflexion en acte sur la direction d’un lieu institutionnel et son partage. Ses créations telles que Pour Antigone, Déroutes, Les lieux de là, Surrogate Cities, Soapera, Publique, La place du singe, 2008 Vallée, Tempo 76, Please please please et Black lights sont jouées sur les grandes scènes et festivals internationaux. Mathilde Monnier joue sur la déconstruction des écritures chorégraphiques et du langage de la danse. Elle dirige le CCN de Montpellier de 1994 à 2013, puis de janvier 2014 à juin 2019, le Centre national de la danse à Pantin. Actuellement, Mathilde Monnier est installée avec sa compagnie à la Halle Tropisme à Montpellier.

Photo © Marc Coudrias

Mellina Boubetra

MELLINA BOUBETRA a débuté la danse dans une MJC à Colombes dont elle est originaire. Elle découvre le Hip-Hop très jeune et rencontre son professeur Mohamed El Hajoui qui décide de monter un duo Second souffle de Jazz Rock et de Locking. En 2006, ils débutent leurs carrières dans les shows chorégraphiques. Après plusieurs années d’études en biologie, elle décide fin 2015 de se consacrer à la danse. Elle entre par la porte des battles all style. Elle intègre ensuite les compagnies Des pieds au mur de John Degois pour le spectacle De bois et… en 2016. En 2017, elle rencontre Andrew Skeels pour la pièce Finding Now et en 2018 la compagnie Dyptik pour Le Cri. Elle s’oriente peu à peu vers la chorégraphie avec sa compagnie ETRA et signe des pièces telles que INTRO (lauréate du Tremplin Trans’urbaines, des HIP HOP GAMES 2018 et du prix CCN de Créteil & du Val de Marne / Festival Kalypso 2019), NYST et RĒHGMA.

Photo © Emmanuelle Tricoire

4. Diriez-vous que la Première clôt la création ? A contrario, n’est-elle qu’une étape dans la création, qui continue à évoluer représentation après représentation ?

MB — La Première, c’est une étape importante, une nouvelle porte qui s’ouvre sur l’avenir. En général, malgré les sorties de résidence, les répétitions sont peu publiques. Or, les regards extérieurs viennent changer quelque chose à la chimie de la danse, mettre à l’épreuve la création… Cette bascule, elle intervient au moment où on présente la pièce, qu’il s’agisse d’une Première ou d’une simple étape. Elle interroge :qu’est-ce que cela affirme comme choix ou comme conviction ? Elle renseigne sur ce qui reste, le plus pur. Par exemple, INTRO tourne depuis cinq ans dans plein de versions différentes, en intérieur comme en extérieur, à 3, 5, 8 ou 9 interprètes, sur tapis noir ou blanc, mais une chose reste inchangée : la relation. Nos vies ont évidemment changé en 5 ans, impactant notre manière d’incarner cette pièce. INTRO est tributaire des expériences personnelles et collectives qu’on a traversées. D’ailleurs, j’arrêterai de la tourner quand elle n’aura plus de résonnances avec nos existences.

MM — C’est à la fois le début et la fin, car c’est le début de la fin. Même si la pièce continue à vivre, c’est souvent le moment où la pièce se stabilise. C’est le moment où la pièce a le plus de valeur marchande, car il y a une attente, tout est encore possible… Chaque nouvelle représentation fait baisser le prix, la valeur de la pièce (sauf si elle dépasse les 100 dates). Par la suite, la pièce rentre sur le marché et trouve son équilibre en fonction des théâtres où elle joue.

5. Et le public de la Première, comment l’appréhendez-vous ? Ses réactions ont-elles un impact sur la création ?

MM — La réaction du public est très importante, car elle permet de voir si le projet est en lien avec ce que voit le public… Malheureusement, ce n’est souvent pas la meilleure représentation à cause des enjeux trop importants qui sont à l’oeuvre et du trac des équipes. Pour moi les réactions à l’issue des Premières sont à prendre avec des pincettes, car il y a trop d’enjeux et les professionnel·les sont souvent dur·es dans leurs critiques. Néanmoins j’essaye d’écouter ce qui se dit, même si je ne suis pas d’accord.

MB — Pour toutes mes pièces, je fais en sorte de ne pas me soucier de la réception du public au moment du processus de création. Je ne « projette » rien. Je ne peux pas savoir ce que les gens vont emporter avec eux à l’issue de la Première, ni ce qui va les toucher… Et je m’arrange toujours pour qu’il y ait ma famille dans la salle, car elle me connaît, cela me place dans un endroit de simplicité et d’honnêteté.

6. Le processus créatif intègre-t-il les attentes supposées du public, notamment professionnel, consciemment ou non ?

MB — Je pense que pour préserver ce « feu », cette envie de créer, il faut se préserver des attentes. Pour INTRO, je m’étais dit : si cette pièce ne tourne pas, on aura au moins fait une Première dont on est fières ; le processus aura été bénéfique sur nos vies au-delà de nos vies artistiques. Je ne me pose jamais la question des tournées au moment de créer. Chaque pièce s’inscrit dans un contexte social et politique particulier, qui vient l’alimenter consciemment ou non. Au moment d’INTRO, un trio féminin infusé de culture Hip-Hop, on projetait sur moi des revendications fantasmées. Mon travail n’est pas de répondre aux attentes du public. Pourtant, je suis sûre que j’en ai intégrées certaines sans même le vouloir ni le percevoir.

MM — Le public est toujours présent dans ma tête, tout au long du processus de la création, donc la Première ne vient que renforcer ce sentiment. Je crois que, presque toujours, on intègre des implicites du métier et des attentes. C’est très dur de s’en défaire. On n’est pas toujours conscient de certaines injonctions, mais je dirais que c’est un jeu avec le public : je te donne ceci, tu me donnes cela. Le public, c’est aussi nous. On fait partie de cette communauté de spectateur·trices. Il faut les impliquer dans les pièces.

7. Et la dernière d’une pièce, existe-t-elle ? Est-elle sacralisée à l’image de la Première ?

MM — Je n’aime pas les dernières. J’essaye de me dire qu’il y aura encore d’autres représentations plus tard. Les pièces vivent dans nos images, notre mémoire, de toutes les façons. Pour moi, il n’y a pas de dernière, car je refuse de me dire que les pièces sont « mortes ». Alors je fais comme je peux, mais parfois, je suis aussi contente que certaines pièces soient vraiment enterrées.

MB — On ne sait jamais quand c’est la dernière sauf quand on le décide. On peut prendre l’exemple de Jann Gallois qui clôture ses cycles de création. J’ai témoigné de la dernière représentation de son duo, Compact, et c’était très émouvant. Durant les tournées, on ne pense pas à la dernière, comme si cela pouvait durer pour toujours. Parfois, avec mes danseur·euses, on se dit « si ça se trouve, à 70 ans, on la jouera encore cette pièce. » C’est beau de faire un geste pour la dernière d’une pièce. Les Premières comme les dernières, les cinquantièmes, les centièmes… sont symboliques. On a besoin de symboles.

Danse et différence(s)

Interview de Henrique Amoedo

— Interview originellement publiée dans la revue Multiples 24/25.

Depuis près d’un demi-siècle, son projet promeut l’inclusion sociale et culturelle des personnes « avec une différence » à travers la danse. Son objectif est de leur redonner une place dans le paysage artistique contemporain, bien au-delà de l’archipel de Madère où son association est implantée, partout en Europe et à travers le monde. Ils et elles sont porteur·euses ou non d’un handicap. Ils et elles sont avant tout danseur·euses professionnel·les au sein d’une compagnie. Ils et elles incarnent désormais les créations de chorégraphes reconnu·es sur des scènes prestigieuses. Leur directeur artistique, Henrique Amoedo, nous raconte l’histoire de Dançando com a Diferença.

1. Pourquoi avoir décidé en 2001 de créer ce projet sur l’archipel de Madère ? Quelle est l’histoire derrière l’association Dançando com a Diferença ?

Henrique Amoedo (HA) — En 2001, c’est le gouvernement régional de Madère qui m’a invité à mener ce projet. Avant cela, je travaillais déjà sur une initiative similaire au Brésil depuis 1999. C’est en assistant à une performance de la Renascer Dance Company que mon envie de faire ce travail est née. Il s’agissait d’un duo entre une jeune fille en fauteuil roulant, atteinte de paralysie cérébrale et son professeur de l’organisation brésilienne Casas André Luiz*. C’était au cours de l’année scolaire 1997/1998, pendant mes études universitaires. Cet évènement a été décisif pour moi, c’est comme ça que j’ai découvert ma vocation, sans même avoir une seule fois envisagé d’enseigner, de faire de la danse, ni de travailler avec des personnes en situation de handicap.

J’ai été invité à venir travailler à Madère après avoir donné une conférence à Porto dans le cadre de « Art Can Be Therapeutic » (l’art peut être thérapeutique), un évènement organisé par Espaço T, une institution intervenant dans le domaine social. Une personne de Madère présente dans le public est venue me trouver à la fin de ma présentation. J’étais venu parler du travail chorégraphique que j’étais en train de mener au Brésil avec des personnes en situation de handicap. À l’époque, je ne parlais pas encore de « danse inclusive ».

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«Les personnes en situation de handicap doivent se préparer à jouer de nouveaux rôles dans la société, tandis que cette dernière doit se tenir prête à accueillir ces personnes.»

Henrique Amoedo

Henrique Amoedo © DR
2. Qu’est-ce que la « danse inclusive » ? De quelle manière Dançando com a Diferença s’en empare-t-elle concrètement ?

HA — J’ai utilisé pour la première fois le concept de « danse inclusive » en 2002, dans mon mémoire de master. J’ai mis au point ce terme, car j’avais remarqué qu’à chaque projet, partout dans le monde, la participation de personnes en situation de handicap à un travail artistique se voyait affublée d’un nom différent : « danse en fauteuil roulant », « handi danse », « danse adaptée », « danse & handicap »… Autrement dit, il y avait plein de façons de parler de la même chose. J’ai effectué mon master au Portugal à la Faculty of Human Kinetics de Lisbonne, sous la direction d’Elizabete Monteiro, une chercheuse en danse titulaire d’un doctorat en évaluation de la danse, qui poursuit également des recherches sur l’inclusion et la diversité dans le secteur chorégraphique. À l’époque, nous avons souhaité aborder la question de l’inclusion selon deux problématiques distinctes : d’une part, définir ce dont les personnes en situation de handicap ont besoin pour accéder à certaines places dans la société ; de l’autre, établir ce que la société doit changer pour que ces personnes puissent accéder à ces mêmes places. La question de l’inclusion implique nécessairement d’avancer sur ces deux plans. Les personnes en situation de handicap doivent se préparer à jouer de nouveaux rôles dans la société, tandis que cette dernière doit se tenir prête à accueillir ces personnes, quels que soient leurs besoins et difficultés.

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«Au-delà de la diversité, ce qui nous intéresse c’est justement de découvrir ensemble les capacités de chacun.e. Voilà pourquoi nous pensons que le plus important chez un.e danseur.euse, c’est la résilience.»

Henrique Amoedo

Dançando com a diferença © Henrique Amoedo / DR
3. Qui sont les danseur·euses de Dançando com a Diferença ? Quelles sont leurs particularités ?

HA — La compagnie est actuellement composée de personnes en situation de handicap et de personnes valides. Certain·es y dansent depuis sa création, il y a plus de 20 ans. En 2026, nous fêterons les 25 ans de la compagnie, un évènement très important pour nous. Avant, les danseur·euses relevaient de l’enseignement spécialisé géré par le gouvernement régional, puis choisissaient de rester à Dançando com a Diferença. D’autres nous ont rejoint plus tard, après que les politiques sur l’enseignement spécialisé aient changé à Madère. Les institutions spécialisées ont été fermées et les élèves ont été réintégré·es dans les écoles classiques. Un bon nombre de ces élèves ont rejoint Dançando com a Diferença à la suite de cela, et parmi elles et eux, certain·es ont choisi de rester avec nous une fois leur scolarité terminée. D’autres interprètes, en situation de handicap ou non, ont été invité·es à rejoindre la compagnie.

La caractéristique principale que nous recherchons chez nos danseur·euses, c’est la résilience. Ils et elles doivent être capables d’affronter les échecs comme les réussites, en plus de constamment chercher à évoluer et à s’améliorer. Il s’agit de donner le meilleur de soi-même, quelle que soit l’activité demandée. Lorsqu’il est question de personnes au corps atypique, nous avons tendance à nous concentrer uniquement sur leurs limitations. La mention de certains termes médicaux fait aussi ressortir des clichés associés, comme c’est le cas de la trisomie 21, par exemple. Mais cela n’a aucune importance à Dançando com a Diferença. Au-delà de la diversité, ce qui nous intéresse c’est justement de découvrir ensemble les capacités de chacun·e. Voilà pourquoi nous pensons que le plus important chez un·e danseur·euse, c’est la résilience.

4. Comment choisissez-vous les chorégraphes (Tânia Carvalho, François Chaignaud, Marlene Monteira Freitas…) pour les créations de la compagnie ?

HA — Le choix des chorégraphes invité·es à travailler avec Dançando com a Diferença est le résultat d’un processus de sélection minutieux et réfléchi. Au début, je faisais appel à des artistes dont le travail serait facilement recevable par le public. À cette époque, Madère avait la particularité de n’accueillir que très peu de danse contemporaine. Au fil du temps, le public et les danseur·euses ont évolué et notre répertoire s’est développé. Désormais, quand je choisis un ou une chorégraphe, je me demande avant tout ce que cette personne va apporter de nouveau à la compagnie et à quels défis les danseur·euses vont être confronté·es. La plupart du temps, c’est moi qui m’occupe de la distribution, en tenant compte de ce que cette collaboration pourra apporter de particulier à chaque interprète. Nous faisons passer des auditions, ma priorité étant de comprendre quelle va être la contribution technique et artistique de ce ou cette chorégraphe à la compagnie dans son ensemble.

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«À Dançando com a Diferença, nous souhaitons toucher le public, sans que le handicap soit au centre du spectacle.»

Henrique Amoedo

Dançando com a diferença © Henrique Amoedo / DR
5. Comment se passe le travail de création ? Le processus s’adapte-t-il aux spécificités des danseur·euses de la compagnie ?

Les processus de création peuvent varier radicalement, car chaque chorégraphe a sa propre manière de travailler. En tant que directeur artistique, je n’interviens dans le travail que si j’ai l’impression qu’il représente un risque pour un·e danseur·euse en termes de santé, de handicap ou en raison d’autres difficultés. L’essentiel est que le ou la chorégraphe recherche le meilleur et explore le potentiel de chaque interprète. Pour moi, c’est cela qui est primordial.

6. Une expérience de création particulièrement marquante ou bouleversante que vous souhaiteriez partager ?

Au début de Dançando com a Diferença, nous avons vécu un moment particulièrement touchant grâce à Barbara Matos qui est toujours membre de la compagnie. Barbara est atteinte de trisomie 21 et n’a pas de cheveux. À cause de cette calvitie, elle a été victime de harcèlement à l’école. Un jour, nous avons dansé Girl of the Moon (fille de la lune) dans son école. Lors d’un passage en duo entre elle et moi, j’ai été très touché de voir ses camarades de classe changer de regard sur elle. Les brimades se sont transformées en louanges et c’est à partir de ce moment qu’être chauve n’a plus été un problème pour elle. Lorsqu’on la traitait de chauve, elle s’est mise à répondre : « Vous n’y comprenez rien. Je ne suis pas chauve, j’ai une pleine lune sur la tête ! Je suis la fille de la lune ! » Elle a commencé à voir son corps différemment et cela a eu un effet à l’école. Ce fut un moment très marquant non seulement pour Barbara, mais aussi pour son établissement scolaire, sa famille et la compagnie.

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«Nous avons atteint notre objectif : changer l’image des personnes en situation de handicap dans le monde de l’art et leur offrir une place dans ce milieu.»

Henrique Amoedo

Dançando com a diferença © Henrique Amoedo / DR
7. Quid de la diffusion des pièces ? Dans quelles conditions sont-elles présentées aux publics de Madère et d’ailleurs ?

Grâce à un long travail, nous avons réussi à diversifier le public de Dançando com a Diferença. Au début, il était surtout composé des parents, de la famille et des ami·es de nos danseur ·euses. Maintenant, il s’est grandement élargi et inclut notamment des amateur·rices de danse contemporaine qui suivent assidûment notre travail. En plus des habitant·es de Madère, des personnes de l’extérieur de l’île font aussi de plus en plus le déplacement, rien que pour nous. Dançando com a Diferença fêtera bientôt ses 25 ans et nous pouvons dire que nous sommes parvenus à remplir la majorité de nos objectifs initiaux. Nous avons présenté notre répertoire dans les théâtres et les évènements artistiques les plus importants du monde entier, en plus d’être reconnu ·es et respecté·es en tant qu’artistes. Nous avons atteint notre objectif : changer l’image des personnes en situation de handicap dans le monde de l’art et leur offrir une place dans ce milieu.

8. À quels obstacles avez-vous été confrontés au moment de créer Dançando com a Diferença ?

Ce fut une aventure semée d’embûches, parmi lesquelles on retrouve les difficultés financières, le manque de soutien, les défis logistiques et même des problèmes de famille. De plus, il a fallu faire face aux préjugés, car nous sommes une compagnie de Madère essentiellement composée de personnes en situation de handicap, dirigée par un Brésilien ouvertement homosexuel. Surmonter autant de préjugés a été un très gros défi à nos débuts. Néanmoins, tout projet vient avec son lot de choses à affronter et à dépasser, l’important étant de garder le cap et de savoir s’adapter à mesure que l’on avance.

9. Quelles sont les ambitions de Dançando com a Diferença pour les années à venir ?

Après avoir franchi tant d’étapes, il est désormais crucial pour Dançando com a Diferença de songer au futur des danseur·euses présent·es dans la compagnie depuis près de 25 ans. Au vu de l’absence de législation, ces personnes ne bénéficieront pas d’une retraite décente, contrairement aux autres artistes. La compagnie doit donc désormais formaliser sa méthode de travail pour qu’elle puisse être reprise et reconnue académiquement. Nous sommes fort de près de 25 ans de résultats concrets, mais nous avons besoin d’une méthodologie claire qui puisse être utilisée non seulement par nous, mais aussi par d’autres. Cela permettra aux danseur·euses actuel·les de Dançando com a Diferença d’enseigner cette méthode spécifique. De plus, la compagnie mérite d’avoir son propre espace, un lieu où présenter nos pièces, accueillir des évènements et produire d’autres spectacles. Il est maintenant temps pour nous de relever ce défi particulier, afin de continuer à créer et à offrir un futur aux interprètes qui arrêteront de danser. La compagnie se doit d’assumer cette responsabilité, tout comme ses soutiens, pour qui cette question devrait être importante au regard du développement de Dançando com a Diferença.

10. Diriez-vous que la danse, et plus particulièrement la transmission de la danse, a le pouvoir de changer le monde ?

Oui, absolument. Si je ne le pensais pas, je ne m’impliquerais pas dans un projet comme Dançando com a Diferença. La danse a le pouvoir de changer les perspectives, de transformer les espaces, d’ouvrir des voies et même de changer les lignes politiques. D’ailleurs, en ce qui concerne ce domaine, nous pourrions aller encore plus loin, si les politicien·nes s’y intéressaient. En revanche, jamais ce ne seront ni les hommes ni les femmes politiques qui nous dicteront quoi faire.

*Propos recueillis par Honorine Reussard, CCNR/Yuval Pick