Du rêve au lever de rideau, la vie d’une créa-ture
Mathilde Monnier X Mellina Boubetra, interview croisée
— Interview originellement publiée dans la revue Multiples 24/25.
Qu’il s’agisse de sa première ou de sa cinquantième, la création d’une pièce porte toujours la même charge symbolique. Rencontre fragile, instant éphémère et suspendu, d.nouement ou éternel (re-)commencement, la Première marque les mémoires du public comme de celles et ceux qui l’ont portée jusqu’à lui, sur scène. Mathilde Monnier et Mellina Boubetra, deux femmes éloignées d’une belle génération, deux chorégraphes proches dans l’expérience de la création, croisent leurs idées et leurs souvenirs de Première(s).
1. Que représente la Première d’une œuvre chorégraphique pour vous, artistes-chorégraphes ? Revêt-elle encore aujourd’hui la même importance symbolique qu’hier ?
Mathilde Monnier (MM) — Les Premières sont souvent gravées dans ma mémoire comme des moments intenses, car remplis de sentiments controversés et indéfinis. Une Première, c’est toujours un choc, une découverte, une naissance avec de la joie et de la violence. Aujourd’hui, cela reste vrai. Une Première, c’est aussi un couperet qui tombe, celui de la critique. Je garde en mémoire la Première de frères et sœurs à la Cour d’honneur d’Avignon, où la moitié des spectateur·trices ont commencé à huer dès la dixième minute, une forme de catharsis du public. Je me souviens aussi de la Première de 2008 vallée avec [Philippe] Katerine, quand le public a commencé à chanter avec nous au milieu du spectacle.
Mellina Boubetra (MB) — La Première marque cette bascule entre quelque chose qui nous appartient et quelque chose qui, à un moment, ne nous appartient plus. Quand je suis au plateau en tant qu’interprète-chorégraphe, je ne me dis pas que mon travail est évalué. Je ne pense pas à tout ce que cela représente. Je suis présente avec les autres danseuses sans distinction. La Première, je la vis horizontalement comme une expérience collective, un moment partagé entre amies. Une Première, c’est à la fois un aboutissement et une nouvelle porte qui s’ouvre.
«C’est à la fois le début et la fin, car c’est le début de la fin. Même si la pièce continue à vivre, c’est souvent le moment où la pièce se stabilise.»
Mathilde Monnier
2. Vous rappelez-vous votre première Première ? Pouvez-vous la raconter brièvement.
MB — J’ai deux Premières en tête. Ma première Première en tant qu’interprète en 2018 au Théâtre de Suresnes Jean Villar pour le chorégraphe Andrew Skeels. Puis, la Première de ma première création en tant que chorégraphe, INTRO, en août 2019 à Amsterdam. C’était une période particulière, car l’une des trois interprètes, Lauren Lecrique, m’avait annoncé qu’elle quittait la pièce quatre mois plus tôt. La Première était donc aussi la « dernière » de cette danseuse. Le processus de création d’INTRO avait été assez houleux jusqu’à la Première. Elle cristallisait deux années de réflexion et de travail au studio. La Première était un moment magique, intense. Je me souviens qu’on était hyper heureuses d’être ensemble et c’est ce qui prévalait sur tout le reste. La pièce était ce qu’elle était, mais ce qui comptait, c’était comment on l’habitait, comment on la vivait de l’intérieur.
MM — Oui je m’en souviens. C’était à New York, down town, dans un loft minuscule. Dans cet espace très petit, où Jean François Duroure et moi avions présenté pudique acide, notre toute première pièce, il devait y avoir 20 personnes dans le public, assises par terre, serrées. Nous avions un trac fou. Personne n’a été payé. C’était sauvage et informel, mais certaines personnes présentes ce soir-là ont parlé de la pièce, plus tard, et l’ont fait vivre.
3. Quelles émotions vous traversent à l’issue de la Première, depuis l’entrée sur scène des danseur·euses jusqu’aux premiers applaudissements du public ?
MM — C’est toujours un moment particulier, stressant et beau, où se jouent beaucoup de choses terrifiantes : comment le public va-t-il recevoir le travail ? Comment cette pièce va-t-elle être reçue ? La Première est souvent le moment où sont présent·es les professionnel·les et leur réception peut déterminer la vie d’une pièce. Certain·es professionnel·les ne se basent que sur la Première pour acheter ou non la pièce sans considérer qu’elle va évoluer.
MB — Lors de la Première d’INTRO, on ne ressentait pas du stress, plutôt de l’excitation, car tous nos amis étaient présents. Je me souviens que, lorsqu’on est sorties de scène, on a toutes pleuré sur ce petit canapé deux places. Ça m’émeut encore d’en parler. C’étaient des pleurs de gratitude : on avait eu la chance de danser ensemble et de mener à bien ce projet jusqu’au bout. Cette Première était chargée de tout ce qui fait un spectacle, de tout ce qu’on vit autour et d’un passif commun. On était fières aussi. Même rétrospectivement, je ne peux pas en parler à la première personne. Car c’était avant tout une expérience collective.
Mathilde Monnier
Venue à la danse tardivement après une expérience de danseuse, MATHILDE MONNIER s’intéresse à la chorégraphie dès 1984, alternant des créations de groupes et des créations de solos, duos. De pièce en pièce, elle déjoue les attentes en présentant un travail en constant renouvellement. Sa nomination à la tête du Centre Chorégraphique National de Montpellier en 1994 marque le début d’une période d’ouverture vers d’autres champs artistiques ainsi qu’une réflexion en acte sur la direction d’un lieu institutionnel et son partage. Ses créations telles que Pour Antigone, Déroutes, Les lieux de là, Surrogate Cities, Soapera, Publique, La place du singe, 2008 Vallée, Tempo 76, Please please please et Black lights sont jouées sur les grandes scènes et festivals internationaux. Mathilde Monnier joue sur la déconstruction des écritures chorégraphiques et du langage de la danse. Elle dirige le CCN de Montpellier de 1994 à 2013, puis de janvier 2014 à juin 2019, le Centre national de la danse à Pantin. Actuellement, Mathilde Monnier est installée avec sa compagnie à la Halle Tropisme à Montpellier.
Photo © Marc Coudrias
Mellina Boubetra
MELLINA BOUBETRA a débuté la danse dans une MJC à Colombes dont elle est originaire. Elle découvre le Hip-Hop très jeune et rencontre son professeur Mohamed El Hajoui qui décide de monter un duo Second souffle de Jazz Rock et de Locking. En 2006, ils débutent leurs carrières dans les shows chorégraphiques. Après plusieurs années d’études en biologie, elle décide fin 2015 de se consacrer à la danse. Elle entre par la porte des battles all style. Elle intègre ensuite les compagnies Des pieds au mur de John Degois pour le spectacle De bois et… en 2016. En 2017, elle rencontre Andrew Skeels pour la pièce Finding Now et en 2018 la compagnie Dyptik pour Le Cri. Elle s’oriente peu à peu vers la chorégraphie avec sa compagnie ETRA et signe des pièces telles que INTRO (lauréate du Tremplin Trans’urbaines, des HIP HOP GAMES 2018 et du prix CCN de Créteil & du Val de Marne / Festival Kalypso 2019), NYST et RĒHGMA.
Photo © Emmanuelle Tricoire
4. Diriez-vous que la Première clôt la création ? A contrario, n’est-elle qu’une étape dans la création, qui continue à évoluer représentation après représentation ?
MB — La Première, c’est une étape importante, une nouvelle porte qui s’ouvre sur l’avenir. En général, malgré les sorties de résidence, les répétitions sont peu publiques. Or, les regards extérieurs viennent changer quelque chose à la chimie de la danse, mettre à l’épreuve la création… Cette bascule, elle intervient au moment où on présente la pièce, qu’il s’agisse d’une Première ou d’une simple étape. Elle interroge :qu’est-ce que cela affirme comme choix ou comme conviction ? Elle renseigne sur ce qui reste, le plus pur. Par exemple, INTRO tourne depuis cinq ans dans plein de versions différentes, en intérieur comme en extérieur, à 3, 5, 8 ou 9 interprètes, sur tapis noir ou blanc, mais une chose reste inchangée : la relation. Nos vies ont évidemment changé en 5 ans, impactant notre manière d’incarner cette pièce. INTRO est tributaire des expériences personnelles et collectives qu’on a traversées. D’ailleurs, j’arrêterai de la tourner quand elle n’aura plus de résonnances avec nos existences.
MM — C’est à la fois le début et la fin, car c’est le début de la fin. Même si la pièce continue à vivre, c’est souvent le moment où la pièce se stabilise. C’est le moment où la pièce a le plus de valeur marchande, car il y a une attente, tout est encore possible… Chaque nouvelle représentation fait baisser le prix, la valeur de la pièce (sauf si elle dépasse les 100 dates). Par la suite, la pièce rentre sur le marché et trouve son équilibre en fonction des théâtres où elle joue.
5. Et le public de la Première, comment l’appréhendez-vous ? Ses réactions ont-elles un impact sur la création ?
MM — La réaction du public est très importante, car elle permet de voir si le projet est en lien avec ce que voit le public… Malheureusement, ce n’est souvent pas la meilleure représentation à cause des enjeux trop importants qui sont à l’oeuvre et du trac des équipes. Pour moi les réactions à l’issue des Premières sont à prendre avec des pincettes, car il y a trop d’enjeux et les professionnel·les sont souvent dur·es dans leurs critiques. Néanmoins j’essaye d’écouter ce qui se dit, même si je ne suis pas d’accord.
MB — Pour toutes mes pièces, je fais en sorte de ne pas me soucier de la réception du public au moment du processus de création. Je ne « projette » rien. Je ne peux pas savoir ce que les gens vont emporter avec eux à l’issue de la Première, ni ce qui va les toucher… Et je m’arrange toujours pour qu’il y ait ma famille dans la salle, car elle me connaît, cela me place dans un endroit de simplicité et d’honnêteté.
6. Le processus créatif intègre-t-il les attentes supposées du public, notamment professionnel, consciemment ou non ?
MB — Je pense que pour préserver ce « feu », cette envie de créer, il faut se préserver des attentes. Pour INTRO, je m’étais dit : si cette pièce ne tourne pas, on aura au moins fait une Première dont on est fières ; le processus aura été bénéfique sur nos vies au-delà de nos vies artistiques. Je ne me pose jamais la question des tournées au moment de créer. Chaque pièce s’inscrit dans un contexte social et politique particulier, qui vient l’alimenter consciemment ou non. Au moment d’INTRO, un trio féminin infusé de culture Hip-Hop, on projetait sur moi des revendications fantasmées. Mon travail n’est pas de répondre aux attentes du public. Pourtant, je suis sûre que j’en ai intégrées certaines sans même le vouloir ni le percevoir.
MM — Le public est toujours présent dans ma tête, tout au long du processus de la création, donc la Première ne vient que renforcer ce sentiment. Je crois que, presque toujours, on intègre des implicites du métier et des attentes. C’est très dur de s’en défaire. On n’est pas toujours conscient de certaines injonctions, mais je dirais que c’est un jeu avec le public : je te donne ceci, tu me donnes cela. Le public, c’est aussi nous. On fait partie de cette communauté de spectateur·trices. Il faut les impliquer dans les pièces.
7. Et la dernière d’une pièce, existe-t-elle ? Est-elle sacralisée à l’image de la Première ?
MM — Je n’aime pas les dernières. J’essaye de me dire qu’il y aura encore d’autres représentations plus tard. Les pièces vivent dans nos images, notre mémoire, de toutes les façons. Pour moi, il n’y a pas de dernière, car je refuse de me dire que les pièces sont « mortes ». Alors je fais comme je peux, mais parfois, je suis aussi contente que certaines pièces soient vraiment enterrées.
MB — On ne sait jamais quand c’est la dernière sauf quand on le décide. On peut prendre l’exemple de Jann Gallois qui clôture ses cycles de création. J’ai témoigné de la dernière représentation de son duo, Compact, et c’était très émouvant. Durant les tournées, on ne pense pas à la dernière, comme si cela pouvait durer pour toujours. Parfois, avec mes danseur·euses, on se dit « si ça se trouve, à 70 ans, on la jouera encore cette pièce. » C’est beau de faire un geste pour la dernière d’une pièce. Les Premières comme les dernières, les cinquantièmes, les centièmes… sont symboliques. On a besoin de symboles.