Rite de passage, marché symbolique ou expérience esthétique
Réflexions d’une programmatrice sur ce que serait une Première
— Par Lise Saladain*, Docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.
Qu’est-ce qu’une « Première » pour une programmatrice 1 ? Telle est la question qui m’a été posée en tant que professionnelle du spectacle vivant depuis plus de 25 ans, et travaillant plus spécifiquement dans le domaine de la danse. Précision importante car cet art qu’est la danse, aussi furtif qu’organique, subit actuellement des conditions pratiques qui fragilisent ce moment de la création et qui lui donnent souvent, par voie de conséquence, une saveur inaboutie pouvant préempter toute ou partie de sa vie d’œuvre. Il est significatif, d’ailleurs, d’observer que la notion d’œuvre est de plus en plus absentée du vocabulaire du monde de l’art au profit d’expressions qui pourraient qualifier un objet pas tout à fait terminé : création, forme, geste, pièce, proposition, etc 2. Ces « formats » revendiqués comme des intentions artistiques déterminées pourraient aussi être le corollaire de ces conditions dégradées… L’enjeu majeur est en quelque sorte que la Première ne soit pas la dernière 3, soit bien un départ et non une fin. Mais là n’est pas tout à fait le sujet.
Programmateur·trice, d’ailleurs, quel sens cela recouvre aujourd’hui. Chacun·e adopte, en tant que professionnel·le, des postures et démarches qui lui appartiennent en fonction de son implication dans le champ. Programmer un spectacle pourrait être entendu dans son acception à la fois marchande et consommable, c’est-à-dire voir et acheter des spectacles pour les montrer à un public, des spectateurs et spectatrices ou à des personnes. Déjà là, en fonction de la manière dont on considère l’audience, le travail diffère… Sans évacuer le rapport mercantile à l’œuvre – il existe bien un marché de l’art, nous y reviendrons – il s’agit plutôt d’envisager cette fonction comme une contribution d’une certaine manière à son avènement. Être partenaire de l’œuvre au sens de Becker 4. Le positionnement qui est le mien est multiple. Sans volonté de généraliser, dans le métier à proprement parlé, le regard de la programmatrice que je suis sur ce moment qu’est la Première est triple : à la fois anthropologique, économique et esthétique.
La Première est cette étape de la création où l’œuvre – qui après avoir été en travail pendant plusieurs mois entre collaborateur·trices – rencontre pour la première fois 5 une hétérogénéité de regards avec un « horizon d’attentes 6 ». Si l’on examine ce moment crucial de la vie de l’œuvre pour son auteur·trice, son accouchement, à l’aune de celles et ceux qui la découvrent, nous pouvons nous demander : Quel sens son auteur·trice accorde à ce temps de la création ? Quelles sont les fonctions de la Première ? En quoi la nature de la Première peut différer selon les personnes qui composent son audience ? Comment être à la fois partie prenante et critique ? Comment les conditions de réalisation de la Première vont avoir un impact sur la suite de la vie de l’œuvre ?
PARTAGE DE L’INTIME
Il est courant d’entendre dans la bouche des professionnel·les (producteur·trices, programmateur·trices, critiques, etc.) qu’au moment de la Première, les artistes sont en fragilité. Chaque création est l’exposition de la vision singulière qu’un·e artiste a du monde, ou propose sur le monde. Révéler cette vision consiste en quelque sorte à dévoiler une intimité, une forme de pensée, à une multiplicité de regards. C’est là que se loge une des conditions de consentement des spectateur·trices pour le point de vue qui leur est livré. Qu’est-ce qui est entendable pour une personne de recevoir de l’intimité d’une autre personne ? Qu’est-ce qui résonne d’un individu à un autre ? Comment caractériser cette dimension de partage ? Comment une expérience individuelle peut devenir une histoire plus collective ?
Dans un monde contemporain où la radicalité des points de vue, où l’effacement de la complexité dans l’exercice de la pensée est monnaie courante, il n’est pas simple de « penser le partage et de penser la dispute 7 ». Il n’est pas simple de ne pas renoncer au consensus et à la mise en partage, de mettre en dialectique le versant artistique et le versant esthétique de l’œuvre, c’est-à-dire sa réception. Comment affirmer un point de vue sans nier les autres ? Comment ne pas instrumentaliser des idéologies ? Comment ne pas construire de la défiance ? L’expérience qui est proposée doit être à la fois intégrale, complète, absolue et laisser un espace d’existence à l’autre.
FONCTIONS ANTHROPOLOGIQUES, ÉCONOMIQUES ET ESTHÉTIQUES
Au-delà de la question du partage de l’intime et de la compréhension de l’altérité, quelles pourraient être les fonctions que recouvre le moment de la Première ?
Du rite de passage à la reconnaissance sociale D’un point de vue anthropologique, ce moment peut être appréhendé de manière symbolique comme un rite de passage de la communauté artistique et d’entrée dans l’histoire de l’art. La Première est la mise en commun d’une production artistique permettant sa reconnaissance. Cette reconnaissance étant permise notamment par l’activité de la parole. L’énonciation des sentiments, des perceptions et des pensées à la fois des membres de la communauté (artistes, professionnel·les, critiques et journalistes) et des spectateurs et spectatrices (familles, ami·es, fidèles publics du lieu ou publics tout venant) présents à cette étape de la création. L’énonciation de ces impressions est performative, c’est-à-dire qu’elle réalise une action. À l’intersection de la philosophie analytique (Austin, Wittgenstein, Searle, etc.) et de la linguistique (Benveniste et Ducrot), « le langage y est considéré d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire non comme un simple moyen de représenter la réalité ou la pensée, mais comme un dispositif permettant d’accomplir un certain type d’acte social 8 ». La parole est dans cette situation une modalité d’existence puissante. Le choix des mots y est tout sauf anodin. Pour Bourdieu, nommer fait partie des « rites d’institution 9 ». Il examine dans son ouvrage Langage et pouvoir symbolique « la part qui revient aux mots dans la construction des choses sociales […] en structurant la perception que les agents sociaux ont du monde social 10 ». Par ailleurs, « les agents détiennent un pouvoir proportionné à leur capital symbolique, c’est-à-dire à la reconnaissance qu’ils reçoivent d’un groupe 11 ». C’est cette autorité qui va déterminer l’efficacité performative du discours.
"La Première n’est pas le moment de l’achèvement de sa production, mais un temps repère dans la vie de l’oeuvre, une situation qu’il est nécessaire d’aménager pour qu’elle devienne un espace des possibles."
Du marché symbolique au monde économique
Faisons maintenant varier notre focale. Outre sa dimension symbolique et performative, l’on pourrait se demander si la Première possède une réalité économique ? D’une certaine manière, elle répond à la fois à des normes de l’activité collective et du marché du travail mais se particularise notamment par l’addition de deux principes : « le principe d’incertitude 12 » et le « régime de singularité 13 ». Menger souligne dans son ouvrage sur le Travail créateur une organisation excessivement compétitive et marchande des activités artistiques 14. Zola témoignait déjà en 1895 de cette valeur marchande de la Première et constatait que « notre théâtre agonise, depuis qu’on le traite comme les courses, et qu’il s’agit seulement, au lendemain d’une première représentation, de savoir si l’oeuvre sera jouée cent fois, ou si elle ne le sera que dix. Les critiques n’obéiraient plus au bon plaisir du moment, ils n’empliraient plus leurs articles d’opinions contradictoires. Dans la lutte, ils seraient bien forcés de défendre un drapeau et de traiter la question de vie ou de mort de notre théâtre. Et l’on verrait ainsi la critique dramatique, des cancans quotidiens, de la préoccupation des coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises à monter à la largeur d’une étude littéraire, franche et puissante 15 ». Le domaine culturel, aujourd’hui, est un secteur d’activité fortement spécialisé qui répond d’une certaine manière aux mécanismes de tous les secteurs d’activité économique.
Le monde de la danse, notamment en France, possède les caractéristiques d’un marché très organisé, avec une production conséquente d’offre de biens culturels et une certaine demande en termes de diffusion. Le moment de la Première participe de cette organisation comme lieu de rencontre entre l’offre et la demande. Néanmoins comme le souligne Menger, « le travail créateur est une incarnation remarquable de l’agir en horizon incertain 16 ». Cette forme d’agir amène l’oeuvre à se transformer au-delà du moment de la Première. L’oeuvre y acquiert des « propriétés dynamiques 17 » et sa « valeur 18 » y est difficilement estimable. De mon point de vue de programmatrice, le résultat du travail de création est difficilement abouti en deçà de 10 représentations 19. Il est pourtant impensable de voir certains biens de consommation ou médicaments, par exemple, non aboutis lorsqu’ils arrivent sur le marché. La Première, le plus souvent, n’est pas le moment de l’achèvement de sa production, mais un temps repère dans la vie de l’oeuvre, une situation qu’il est nécessaire d’aménager pour qu’elle devienne un espace des possibles.
La fabrication d’une expérience
Trois conditions me semblent indispensables pour construire la Première comme espace des possibles : tout d’abord que le « régime de singularité 20 » de l’oeuvre ne supplante pas son accessibilité, par ailleurs que l’on puisse y vérifier sa valeur expérientielle et pour finir que l’on envisage « la participation comme un instrument de connaissance 21 », en définitive que l’on donne toute sa place aux spectateur·trices comme partenaires de l’oeuvre, tant du côté des artistes que du côté des programmateur·trices. L’expérience artistique ne doit pas se situer qu’au niveau des artistes. Il est nécessaire que l’expérience devienne esthétique au sens de Dewey 22. Si le projet politique de l’accessibilité de l’oeuvre est revendiqué, il faut permettre aux spectateur·trices de se rendre disponibles à l’expérience qui leur est proposée, c’est-à-dire, d’une certaine manière désapprendre 23. « Accepter d’être affecté suppose toutefois qu’on prenne le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance 24 ». Les artistes donnent à voir ou à entendre des univers culturels qui leur sont propres et qui peuvent paraître de prime abord incompréhensibles et impénétrables. Créer les conditions pour faciliter la réception d’une oeuvre est souvent nécessaire pour que le public soit touché par l’oeuvre. La compréhension d’une oeuvre relève d’un rapport direct avec l’oeuvre et aucun discours ne peut se substituer à une oeuvre d’art. Pour Jankélévitch, « le poète parle, mais ce ne sont pas des paroles pour dire 25 ». Il incite à se consacrer directement à l’art au lieu d’en parler. Dans son ouvrage L’art comme expérience Dewey dit que ce sentiment de vivre « une expérience » au contact de l’oeuvre est essentiel. Pour lui, dans une expérience, il y a un mouvement d’un point à un autre, c’est-à-dire un déplacement, au sens physique et au sens intellectuel. L’expérience possède une composante émotionnelle. Cette idée est explicite quand il écrit : « on dit parfois que les gens ont un coup de foudre. Mais le coup de foudre ne se limite pas au moment où il se produit 26 ».
«La Première est, en ce sens, l’antichambre nécessaire à l’avènement de l’avant-garde.»
ÉPILOGUE : L’ANTICHAMBRE DE L’AVANT-GARDE
La Première, moment où l’artiste est censé achever son travail, contribue à faire de l’oeuvre plus que « le produit contingent et éphémère d’une imagination individuelle féconde 27 ». C’est le moment où l’oeuvre va trouver son sens, où elle ajuste son adresse aux spectateur·trices. Néanmoins, l’action du temps est essentielle notamment pour les oeuvres qui transcendent les normes. Pour Zola : « les oeuvres qui vivent sont celles qu’on a mis souvent des années à comprendre 28 ». Plus précisément, « à mesure que la production culturelle s’accroît, on voit croître aussi l’intervalle de temps qui est nécessaire pour que les oeuvres parviennent à imposer au public (la plupart du temps contre les critiques) les normes de leur propre perception, qu’elles apportent avec elles 29 ». La Première est, en ce sens, l’antichambre nécessaire à l’avènement de l’avant-garde à condition de laisser le temps agir et de ne pas en faire un moment définitif.
· LISE SALADAIN est Docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation, attachée au Laboratoire Cultures et Diffusion des Savoirs (CeDS, EA-7440), Université de Bordeaux et directrice déléguée de la Manufacture – Centre de Développement Chorégraphique National de Nouvelle-Aquitaine, à Bordeaux et La Rochelle.
1. Sujet original que celui de la Première. En effet, après une rapide revue de la question dans le champ chorégraphique, celui-ci a été peu traité dans la littérature scientifique et professionnelle. Par exemple, cette thématique n’a jamais été traitée dans la revue Repères, cahier de danse, ainsi que dans la revue Nouvelles de danse.
2. Je ne parle pas ici de performance qui recouvre un courant artistique à part entière.
3. Selon l'étude sur La diffusion de la danse en France de 2011 à 2017 publiée en 2019, « le nombre moyen de représentations par spectacle a été d’environ 5,2 par an, la médiane oscillant entre 2 et 3 » (p. 4). Ces chiffres reflètent une faible exploitation.
4. BECKER Howard S., Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1998, 382
5. Il existe dans le temps de la création de l’oeuvre des moments de sorties de résidence ou autres temps de travail durant lesquels des profesionnel·les ou la constellation de l’artiste vont pouvoir découvrir des étapes de travail.
6. JAUSS Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Collection Tel, Gallimard, 1990, 336 p.
7. HEINICH Nathalie, Des valeurs. Une approche sociologique, Éditions Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2017, 405 p., p. 339.
8. RECANATI François, Les Énoncés performatifs. Contribution à la pragmatique, Collection Propositions, Les Éditions de Minuit, 1982, 288 p.
9. BOURDIEU Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Éditions du Seuil, Collection Points Essais, 2001, 426 p., p. 155.
10. Ibid., p. 156.
11. Ibid., p. 156.p.
12. MENGER Pierre-Michel, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Éditions du Seuil, Collection Points Essais, 2009, 976 p.
13. HEINICH Nathalie, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Éditions Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2014, 373 p., p. 71.
14. MENGER Pierre-Michel, op. cit., p. 904.
15. ZOLA Émile, « La Critique et le Public », in Le naturalisme au théâtre. Les théories et les exemples, Bibliothèque – Charpentier, 1895, pp. 49-72.
16. MENGER Pierre-Michel, op. cit., p. 48.
17. MENGER Pierre-Michel, op. cit., p. 907.
18. HEINICH Nathalie, Des valeurs. Une approche sociologique, Éditions Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 2017, 405 p.
19. Jan Martens, par exemple, comme bon nombre de chorégraphes, considère que quatre-vingt représentations lui sont nécessaires pour trouver la forme aboutie de son oeuvre.
20. HEINICH Nathalie, Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, op. cit., p. 71.
21. FAVRET-SAADA Jeanne, « Être affecté », Gradhiva, n° 8, 1990, pp. 3-9, p. 5.
22. DEWEY John, L’art comme expérience (ouvrage original publié en 1934), Paris : Gallimard, 2010, 596 p.
23. CHOPIN Marie-Pierre et SALADAIN Lise, « La formation des artistes, une formation des enseignants ? Ou l’expérience du désapprendre », Recherche et formation, 86 | 2017.
24. FAVRET-SAADA Jeanne, op. cit., p. 7.
25. JANKELEVITCH Vladimir, La musique et l’ineffable, A. Colin, 1961, 198 p.
26. DEWEY John, op. cit., p. 91.
27. MENGER Pierre-Michel, op. cit., p. 904.
28. ZOLA Émile, op. cit., pp. 49-72.
29. BOURDIEU Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Éditions du Seuil, Collection Points Essais, 1998, 581 p., p. 140
5 questions à Marion Gauvent, responsable de diffusion chez A Propic
1. Comment définiriez-vous la Première d’une oeuvre chorégraphique en tant que responsable de diffusion ? Est-ce l’accouchement d’une création finalisée, la première rencontre entre une pièce et un public ou autre chose ?
Il y a évidemment quelque chose de l’accouchement dans une Première, mais ce n’est pas la naissance d’une création finalisée, c’est le début de la vie de l’oeuvre qui va évoluer, mûrir, muter, s’émanciper. Une première est une finalité et un commencement tout à la fois. C’est l’échéance commune pour toutes les équipes artistiques, techniques, administratives, de production, qui travaillent ensemble depuis des mois et parfois des années à une création pour partager cette oeuvre à un public et lui offrir une vie.
2. Que représente la mention « Première » ou « Création » pour les théâtres ? Un argument de vente, un pari, voire une prise de risque ?
Pour les partenaires de production et de diffusion, une nouvelle création, c’est une question de confiance, de fidélité, de prise de risque, dans le sens où il n’y a jamais de garantie sur la finalité artistique. C’est pour cela qu’il est important de conserver un dialogue avec ses partenaires pendant la création, pour qu’ils puissent suivre l’évolution du processus et ainsi être préparés à accueillir la création finale, pour qu’ils puissent communiquer au mieux au sein de leurs équipes et auprès de leurs publics. C’est un argument, qui génère différentes réactions. De manière générale, l’annonce d’une création renouvelle l’appétence et la curiosité pour le travail. Il peut même y avoir parfois un réflexe d’attention automatique pour « la prochaine création » au détriment du répertoire ou des reprises. D’un autre côté, il y a également le réflexe contraire du « wait and see », et le travail de la diffusion est alors de faire en sorte que celles et ceux qui attendent de voir, viennent voir.
3. Quelles sont les spécificités dans la diffusion de créations ?
Diffuser une création, c’est également produire. Les deux sont intrinsèquement liés et cela l’est encore davantage avant la Première. La diffusion d’une oeuvre se pense dès l’émergence de son idée : quelle envie ? quel projet ? avec qui, comment, pourquoi, où ? À partir de ce point de départ, le travail de diffusion se lie au travail de production pour trouver les bons partenaires qui vont pouvoir faire confiance à l’artiste et au projet afin de trouver les financements (coproduction), mais aussi les temps de visibilité (ouverture-studio, préachat). C’est aussi un dialogue fin entre artistique, production, technique et diffusion qui s’enclenche concernant les questions de plannings, de visibilité, de communication, de technique, de budget afin que la diffusion soit également prise en compte, ou tout au moins conscientisée, dans les réflexions et les choix qui traversent une création.
4. À quoi ressemble le public d’une Première ?
Cela dépend du lieu de la Première. Une Première lors d’un grand festival, dans un théâtre d’une ville moyenne ou dans une structure où l’artiste est en résidence amènera des publics très différents. J’aime les publics des avant-premières, qui viennent sans attentes sur le spectacle, puisque pas encore créé et qui n’ont donc pas pu être influencé·es par une communication autour de la pièce. Cela donne des réactions spontanées et simples, très intéressantes pour la suite. Les Premières lors de grands festivals ou temps de visibilité professionnelle forts sont sous pression, car encore très fragiles. Au grand public se mêle alors un public pointu de professionnel·les avec de grandes attentes par rapport à l’artiste, au spectacle, mais aussi au festival qui accueille. Dans ces contextes où les professionnel·les sont pris dans le flot d’une programmation, où le bouche à oreille va vite et où il y a souvent moins de temps pour échanger avec les équipes artistiques, les retours sur les spectacles se font souvent plus tranchés et parfois assez jugeants.
5. Une mauvaise Première peut-elle signer l’arrêt de mort d’une pièce ? A contrario, un lancement réussi peut-il conduire à une tournée exceptionnelle ? Tout se décide-t-il vraiment le soir de la Première ?
C’est difficile à définir de manière si radicale, car chaque création est une expérience à part. À ce jour où la diffusion est largement dérégulée et réduite, une bonne Première ne présage plus de tournées. Il peut y avoir de très bons retours professionnels, presse, public et pourtant aucune date derrière. C’est très difficile à comprendre, à jauger, à anticiper. Auparavant, une bonne Première ouvrait de réels possibles de diffusion. Mais une Première trop fragile, perturbée, présentée dans un mauvais contexte est très difficile à rattraper s’il y a eu trop de professionnel·les, car le bouche à oreille est stratégique dans notre secteur, et qu’il est rarissime de pouvoir faire revenir un·e professionnel·le. Les Premières ont toujours ce pouvoir d’attraction sur les professionnel·les. Pourtant, quand les créations affichent une belle tournée, il est préférable de venir voir les pièces après 2 ou 3 dates, car le spectacle a mûri et pris de l’ampleur. C’est pour cela que – afin de protéger ces Premières – il est important de penser en amont le cadre de présentation, le contexte, les temps de visibilités et de « test » en amont du processus de création, d’affiner la communication.
· MARION GAUVENT a construit son parcours depuis 2007 aux côtés d’artistes chorégraphiques, tout d’abord en tant que productrice auprès d’Alain Buffard, Dorothée Munyaneza ou Olivier Dubois. Depuis 2016, elle collabore avec l’agence de diffusion internationale A propic, dirigée par Line Rousseau (Jan Martens, Ann Van den Broek, Maud Le Pladec, François Chaignaud, Maguy Marin, Clara Furey…). Également productrice indépendante, elle travaille actuellement avec Vincent Dupont. Depuis 2013, elle est impliquée dans LAPAS, réseau français de producteur·trices et d’administrateur·trices du spectacle vivant, dont elle devient co-présidente en 2016.