Rite de passage, marché symbolique ou expérience esthétique

Réflexions d’une programmatrice sur ce que serait une Première

— Par Lise Saladain*, Docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.

Qu’est-ce qu’une « Première » pour une programmatrice 1 ? Telle est la question qui m’a été posée en tant que professionnelle du spectacle vivant depuis plus de 25 ans, et travaillant plus spécifiquement dans le domaine de la danse. Précision importante car cet art qu’est la danse, aussi furtif qu’organique, subit actuellement des conditions pratiques qui fragilisent ce moment de la création et qui lui donnent souvent, par voie de conséquence, une saveur inaboutie pouvant préempter toute ou partie de sa vie d’œuvre. Il est significatif, d’ailleurs, d’observer que la notion d’œuvre est de plus en plus absentée du vocabulaire du monde de l’art au profit d’expressions qui pourraient qualifier un objet pas tout à fait terminé : création, forme, geste, pièce, proposition, etc 2. Ces « formats » revendiqués comme des intentions artistiques déterminées pourraient aussi être le corollaire de ces conditions dégradées… L’enjeu majeur est en quelque sorte que la Première ne soit pas la dernière 3, soit bien un départ et non une fin. Mais là n’est pas tout à fait le sujet.

Programmateur·trice, d’ailleurs, quel sens cela recouvre aujourd’hui. Chacun·e adopte, en tant que professionnel·le, des postures et démarches qui lui appartiennent en fonction de son implication dans le champ. Programmer un spectacle pourrait être entendu dans son acception à la fois marchande et consommable, c’est-à-dire voir et acheter des spectacles pour les montrer à un public, des spectateurs et spectatrices ou à des personnes. Déjà là, en fonction de la manière dont on considère l’audience, le travail diffère… Sans évacuer le rapport mercantile à l’œuvre – il existe bien un marché de l’art, nous y reviendrons – il s’agit plutôt d’envisager cette fonction comme une contribution d’une certaine manière à son avènement. Être partenaire de l’œuvre au sens de Becker 4. Le positionnement qui est le mien est multiple. Sans volonté de généraliser, dans le métier à proprement parlé, le regard de la programmatrice que je suis sur ce moment qu’est la Première est triple : à la fois anthropologique, économique et esthétique.

La Première est cette étape de la création où l’œuvre – qui après avoir été en travail pendant plusieurs mois entre collaborateur·trices – rencontre pour la première fois 5 une hétérogénéité de regards avec un « horizon d’attentes 6 ». Si l’on examine ce moment crucial de la vie de l’œuvre pour son auteur·trice, son accouchement, à l’aune de celles et ceux qui la découvrent, nous pouvons nous demander : Quel sens son auteur·trice accorde à ce temps de la création ? Quelles sont les fonctions de la Première ? En quoi la nature de la Première peut différer selon les personnes qui composent son audience ? Comment être à la fois partie prenante et critique ? Comment les conditions de réalisation de la Première vont avoir un impact sur la suite de la vie de l’œuvre ?

PARTAGE DE L’INTIME

Il est courant d’entendre dans la bouche des professionnel·les (producteur·trices, programmateur·trices, critiques, etc.) qu’au moment de la Première, les artistes sont en fragilité. Chaque création est l’exposition de la vision singulière qu’un·e artiste a du monde, ou propose sur le monde. Révéler cette vision consiste en quelque sorte à dévoiler une intimité, une forme de pensée, à une multiplicité de regards. C’est là que se loge une des conditions de consentement des spectateur·trices pour le point de vue qui leur est livré. Qu’est-ce qui est entendable pour une personne de recevoir de l’intimité d’une autre personne ? Qu’est-ce qui résonne d’un individu à un autre ? Comment caractériser cette dimension de partage ? Comment une expérience individuelle peut devenir une histoire plus collective ?

Dans un monde contemporain où la radicalité des points de vue, où l’effacement de la complexité dans l’exercice de la pensée est monnaie courante, il n’est pas simple de « penser le partage et de penser la dispute 7 ». Il n’est pas simple de ne pas renoncer au consensus et à la mise en partage, de mettre en dialectique le versant artistique et le versant esthétique de l’œuvre, c’est-à-dire sa réception. Comment affirmer un point de vue sans nier les autres ? Comment ne pas instrumentaliser des idéologies ? Comment ne pas construire de la défiance ? L’expérience qui est proposée doit être à la fois intégrale, complète, absolue et laisser un espace d’existence à l’autre.

FONCTIONS ANTHROPOLOGIQUES, ÉCONOMIQUES ET ESTHÉTIQUES

Au-delà de la question du partage de l’intime et de la compréhension de l’altérité, quelles pourraient être les fonctions que recouvre le moment de la Première ?

Du rite de passage à la reconnaissance sociale D’un point de vue anthropologique, ce moment peut être appréhendé de manière symbolique comme un rite de passage de la communauté artistique et d’entrée dans l’histoire de l’art. La Première est la mise en commun d’une production artistique permettant sa reconnaissance. Cette reconnaissance étant permise notamment par l’activité de la parole. L’énonciation des sentiments, des perceptions et des pensées à la fois des membres de la communauté (artistes, professionnel·les, critiques et journalistes) et des spectateurs et spectatrices (familles, ami·es, fidèles publics du lieu ou publics tout venant) présents à cette étape de la création. L’énonciation de ces impressions est performative, c’est-à-dire qu’elle réalise une action. À l’intersection de la philosophie analytique (Austin, Wittgenstein, Searle, etc.) et de la linguistique (Benveniste et Ducrot), « le langage y est considéré d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire non comme un simple moyen de représenter la réalité ou la pensée, mais comme un dispositif permettant d’accomplir un certain type d’acte social 8 ». La parole est dans cette situation une modalité d’existence puissante. Le choix des mots y est tout sauf anodin. Pour Bourdieu, nommer fait partie des « rites d’institution 9 ». Il examine dans son ouvrage Langage et pouvoir symbolique « la part qui revient aux mots dans la construction des choses sociales […] en structurant la perception que les agents sociaux ont du monde social 10 ». Par ailleurs, « les agents détiennent un pouvoir proportionné à leur capital symbolique, c’est-à-dire à la reconnaissance qu’ils reçoivent d’un groupe 11 ». C’est cette autorité qui va déterminer l’efficacité performative du discours.

"La Première n’est pas le moment de l’achèvement de sa production, mais un temps repère dans la vie de l’oeuvre, une situation qu’il est nécessaire d’aménager pour qu’elle devienne un espace des possibles."

Du marché symbolique au monde économique
Faisons maintenant varier notre focale. Outre sa dimension symbolique et performative, l’on pourrait se demander si la Première possède une réalité économique ? D’une certaine manière, elle répond à la fois à des normes de l’activité collective et du marché du travail mais se particularise notamment par l’addition de deux principes : « le principe d’incertitude 12 » et le « régime de singularité 13 ». Menger souligne dans son ouvrage sur le Travail créateur une organisation excessivement compétitive et marchande des activités artistiques 14. Zola témoignait déjà en 1895 de cette valeur marchande de la Première et constatait que « notre théâtre agonise, depuis qu’on le traite comme les courses, et qu’il s’agit seulement, au lendemain d’une première représentation, de savoir si l’oeuvre sera jouée cent fois, ou si elle ne le sera que dix. Les critiques n’obéiraient plus au bon plaisir du moment, ils n’empliraient plus leurs articles d’opinions contradictoires. Dans la lutte, ils seraient bien forcés de défendre un drapeau et de traiter la question de vie ou de mort de notre théâtre. Et l’on verrait ainsi la critique dramatique, des cancans quotidiens, de la préoccupation des coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises à monter à la largeur d’une étude littéraire, franche et puissante 15 ». Le domaine culturel, aujourd’hui, est un secteur d’activité fortement spécialisé qui répond d’une certaine manière aux mécanismes de tous les secteurs d’activité économique.

Le monde de la danse, notamment en France, possède les caractéristiques d’un marché très organisé, avec une production conséquente d’offre de biens culturels et une certaine demande en termes de diffusion. Le moment de la Première participe de cette organisation comme lieu de rencontre entre l’offre et la demande. Néanmoins comme le souligne Menger, « le travail créateur est une incarnation remarquable de l’agir en horizon incertain 16 ». Cette forme d’agir amène l’oeuvre à se transformer au-delà du moment de la Première. L’oeuvre y acquiert des « propriétés dynamiques 17 » et sa « valeur 18 » y est difficilement estimable. De mon point de vue de programmatrice, le résultat du travail de création est difficilement abouti en deçà de 10 représentations 19. Il est pourtant impensable de voir certains biens de consommation ou médicaments, par exemple, non aboutis lorsqu’ils arrivent sur le marché. La Première, le plus souvent, n’est pas le moment de l’achèvement de sa production, mais un temps repère dans la vie de l’oeuvre, une situation qu’il est nécessaire d’aménager pour qu’elle devienne un espace des possibles.

La fabrication d’une expérience
Trois conditions me semblent indispensables pour construire la Première comme espace des possibles : tout d’abord que le « régime de singularité 20 » de l’oeuvre ne supplante pas son accessibilité, par ailleurs que l’on puisse y vérifier sa valeur expérientielle et pour finir que l’on envisage « la participation comme un instrument de connaissance 21 », en définitive que l’on donne toute sa place aux spectateur·trices comme partenaires de l’oeuvre, tant du côté des artistes que du côté des programmateur·trices. L’expérience artistique ne doit pas se situer qu’au niveau des artistes. Il est nécessaire que l’expérience devienne esthétique au sens de Dewey 22. Si le projet politique de l’accessibilité de l’oeuvre est revendiqué, il faut permettre aux spectateur·trices de se rendre disponibles à l’expérience qui leur est proposée, c’est-à-dire, d’une certaine manière désapprendre 23. « Accepter d’être affecté suppose toutefois qu’on prenne le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance 24 ». Les artistes donnent à voir ou à entendre des univers culturels qui leur sont propres et qui peuvent paraître de prime abord incompréhensibles et impénétrables. Créer les conditions pour faciliter la réception d’une oeuvre est souvent nécessaire pour que le public soit touché par l’oeuvre. La compréhension d’une oeuvre relève d’un rapport direct avec l’oeuvre et aucun discours ne peut se substituer à une oeuvre d’art. Pour Jankélévitch, « le poète parle, mais ce ne sont pas des paroles pour dire 25 ». Il incite à se consacrer directement à l’art au lieu d’en parler. Dans son ouvrage L’art comme expérience Dewey dit que ce sentiment de vivre « une expérience » au contact de l’oeuvre est essentiel. Pour lui, dans une expérience, il y a un mouvement d’un point à un autre, c’est-à-dire un déplacement, au sens physique et au sens intellectuel. L’expérience possède une composante émotionnelle. Cette idée est explicite quand il écrit : « on dit parfois que les gens ont un coup de foudre. Mais le coup de foudre ne se limite pas au moment où il se produit 26 ».

«La Première est, en ce sens, l’antichambre nécessaire à l’avènement de l’avant-garde.»

ÉPILOGUE : L’ANTICHAMBRE DE L’AVANT-GARDE

La Première, moment où l’artiste est censé achever son travail, contribue à faire de l’oeuvre plus que « le produit contingent et éphémère d’une imagination individuelle féconde 27 ». C’est le moment où l’oeuvre va trouver son sens, où elle ajuste son adresse aux spectateur·trices. Néanmoins, l’action du temps est essentielle notamment pour les oeuvres qui transcendent les normes. Pour Zola : « les oeuvres qui vivent sont celles qu’on a mis souvent des années à comprendre 28 ». Plus précisément, « à mesure que la production culturelle s’accroît, on voit croître aussi l’intervalle de temps qui est nécessaire pour que les oeuvres parviennent à imposer au public (la plupart du temps contre les critiques) les normes de leur propre perception, qu’elles apportent avec elles 29 ». La Première est, en ce sens, l’antichambre nécessaire à l’avènement de l’avant-garde à condition de laisser le temps agir et de ne pas en faire un moment définitif.

lire la suite

5 questions à Marion Gauvent, responsable de diffusion chez A Propic

1. Comment définiriez-vous la Première d’une oeuvre chorégraphique en tant que responsable de diffusion ? Est-ce l’accouchement d’une création finalisée, la première rencontre entre une pièce et un public ou autre chose ? 

Il y a évidemment quelque chose de l’accouchement dans une Première, mais ce n’est pas la naissance d’une création finalisée, c’est le début de la vie de l’oeuvre qui va évoluer, mûrir, muter, s’émanciper. Une première est une finalité et un commencement tout à la fois. C’est l’échéance commune pour toutes les équipes artistiques, techniques, administratives, de production, qui travaillent ensemble depuis des mois et parfois des années à une création pour partager cette oeuvre à un public et lui offrir une vie.

2. Que représente la mention « Première » ou « Création » pour les théâtres ? Un argument de vente, un pari, voire une prise de risque ?

Pour les partenaires de production et de diffusion, une nouvelle création, c’est une question de confiance, de fidélité, de prise de risque, dans le sens où il n’y a jamais de garantie sur la finalité artistique. C’est pour cela qu’il est important de conserver un dialogue avec ses partenaires pendant la création, pour qu’ils puissent suivre l’évolution du processus et ainsi être préparés à accueillir la création finale, pour qu’ils puissent communiquer au mieux au sein de leurs équipes et auprès de leurs publics. C’est un argument, qui génère différentes réactions. De manière générale, l’annonce d’une création renouvelle l’appétence et la curiosité pour le travail. Il peut même y avoir parfois un réflexe d’attention automatique pour « la prochaine création » au détriment du répertoire ou des reprises. D’un autre côté, il y a également le réflexe contraire du « wait and see », et le travail de la diffusion est alors de faire en sorte que celles et ceux qui attendent de voir, viennent voir.

3. Quelles sont les spécificités dans la diffusion de créations ?

Diffuser une création, c’est également produire. Les deux sont intrinsèquement liés et cela l’est encore davantage avant la Première. La diffusion d’une oeuvre se pense dès l’émergence de son idée : quelle envie ? quel projet ? avec qui, comment, pourquoi, où ? À partir de ce point de départ, le travail de diffusion se lie au travail de production pour trouver les bons partenaires qui vont pouvoir faire confiance à l’artiste et au projet afin de trouver les financements (coproduction), mais aussi les temps de visibilité (ouverture-studio, préachat). C’est aussi un dialogue fin entre artistique, production, technique et diffusion qui s’enclenche concernant les questions de plannings, de visibilité, de communication, de technique, de budget afin que la diffusion soit également prise en compte, ou tout au moins conscientisée, dans les réflexions et les choix qui traversent une création.

4. À quoi ressemble le public d’une Première ?

Cela dépend du lieu de la Première. Une Première lors d’un grand festival, dans un théâtre d’une ville moyenne ou dans une structure où l’artiste est en résidence amènera des publics très différents. J’aime les publics des avant-premières, qui viennent sans attentes sur le spectacle, puisque pas encore créé et qui n’ont donc pas pu être influencé·es par une communication autour de la pièce. Cela donne des réactions spontanées et simples, très intéressantes pour la suite. Les Premières lors de grands festivals ou temps de visibilité professionnelle forts sont sous pression, car encore très fragiles. Au grand public se mêle alors un public pointu de professionnel·les avec de grandes attentes par rapport à l’artiste, au spectacle, mais aussi au festival qui accueille. Dans ces contextes où les professionnel·les sont pris dans le flot d’une programmation, où le bouche à oreille va vite et où il y a souvent moins de temps pour échanger avec les équipes artistiques, les retours sur les spectacles se font souvent plus tranchés et parfois assez jugeants.

5. Une mauvaise Première peut-elle signer l’arrêt de mort d’une pièce ? A contrario, un lancement réussi peut-il conduire à une tournée exceptionnelle ? Tout se décide-t-il vraiment le soir de la Première ?

C’est difficile à définir de manière si radicale, car chaque création est une expérience à part. À ce jour où la diffusion est largement dérégulée et réduite, une bonne Première ne présage plus de tournées. Il peut y avoir de très bons retours professionnels, presse, public et pourtant aucune date derrière. C’est très difficile à comprendre, à jauger, à anticiper. Auparavant, une bonne Première ouvrait de réels possibles de diffusion. Mais une Première trop fragile, perturbée, présentée dans un mauvais contexte est très difficile à rattraper s’il y a eu trop de professionnel·les, car le bouche à oreille est stratégique dans notre secteur, et qu’il est rarissime de pouvoir faire revenir un·e professionnel·le. Les Premières ont toujours ce pouvoir d’attraction sur les professionnel·les. Pourtant, quand les créations affichent une belle tournée, il est préférable de venir voir les pièces après 2 ou 3 dates, car le spectacle a mûri et pris de l’ampleur. C’est pour cela que – afin de protéger ces Premières – il est important de penser en amont le cadre de présentation, le contexte, les temps de visibilités et de « test » en amont du processus de création, d’affiner la communication.

lire la suite

Le corps sensible

La danse ou la célébration du monde

— Par David Le Breton*, professeur émérite en sociologie à l’Université de Strasbourg · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.

« Et maintenant vous faites la même chose, mais sans bouger. » — Kazuo Ohno

LE TÉMOIN ÉBLOUI

La danse est célébration du monde, consécration du fait tranquille d’exister et forme d’offrande au monde et aux autres, contre-don au fait de vivre. Elle incarne justement le prix des choses sans prix, une respiration nécessaire, une échappée belle. Renaissance d’un esprit d’enfance, libre dans l’espace et indifférente au jugement des autres, elle nous rappelle que nous sommes homo ludens bien avant d’être homo faber. Des hommes du don et du jeu, comme le rappelait Mauss plutôt que des hommes du profit, du rendement, de l’efficacité, de l’urgence. Je ne suis pas danseur, je n’ai pas ce privilège. Pourtant la danse m’a souvent accompagné. Avant d’en interroger quelques figures, j’aimerais faire un bref détour biographique.

Il y a longtemps, un jour de cafard au bord de l’Atlantique, tandis que je regardais la mer du haut d’une dune, j’ai vu une jeune femme s’approcher de la plage et danser à la limite de l’eau et du sable. J’ignore s’il s’agissait de haute technicité ou d’une série de mouvements ordinaires, tout cela est trop loin et je n’ai guère de compétence pour en juger. Je sais seulement l’enchantement éprouvé, l’alliance nouée avec le monde et mon émotion de retrouver le frémissement des choses. Elle rappelait la lumière de la mer, la douceur du sable, le contact de l’eau fraîche sur la peau. Elle éveillait la sensorialité du monde et le sentiment d’exister. Je suis resté un spectateur ébloui. Cet envol de la matière qui prend la matière comme appui et y retourne en la transfigurant, l’image était belle, j’en ai fait provision, 30 ans après elle est toujours vivante. La danse est une noce (parfois tumultueuse) entre un lieu et un corps. Qu’il s’agisse de la scène, d’une ville, d’un champ, d’une forêt, le danseur intègre l’espace dans son corps et se le subordonne comme une matière, un miroir dont il se joue. Il invente l’espace où il se produit, il le rend visible, et simultanément il est déterminé par lui. La danse est un culte rendu au génie des lieux.

lire la suite

«Je suis comme ça. Il y a en moi un diable qui crie et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis sur le point de suffoquer, il crie : « Danse ! » et je danse. Et ça me soulage !»

Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme

Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule, le geste d’un marcheur, un mouvement se détache des autres mouvements de la vie quotidienne et apparait comme l’amorce furtive d’une danse, excès de sens, émergence d’une part d’irréductible, d’inattendu. En ce sens saisir un mouvement de danse dans la vie quotidienne est la confrontation à une sorte de grâce, même s’il est malhabile : il ne s’agit pas de beauté mais d’une subversion des attentes qui rappellent soudain l’infinie fragilité des choses. Elle surgit hors des voies prévisibles du quotidien, rupture des attentes qui engendre l’émotion, l’étonnement et ouvre une autre dimension du réel.

J’ai parfois assisté, surtout au Brésil, sur les terreiros d’Umbanda ou de Candomblé à des cérémonies qui m’ont profondément marqué. À mes yeux occidentaux, elles rappellent notre coupure d’individu et la nostalgie inguérissable de la communauté absente dont j’ai longuement parlé dans Anthropologie du corps et modernité (2008). Les danses traditionnelles traduisent la solidarité organique entre soi, l’autre et le cosmos, elles convoquent les dieux, les incarnent, les célèbrent, elles réactualisent les mythes fondateurs, nourrissent la mémoire collective, elles donnent corps à l’innommable et renouvellent l’alliance des hommes et de l’invisible. Elles sanctifient le monde, elles sont comme pour la Grèce antique, un présent des dieux. Et ce sont les dieux qui dansent sous les apparences des humains. Elles dessinent dans l’espace et la durée des cérémonies clairement intelligibles d’un épisode à l’autre du rituel, même si des surprises naissent parfois du dialogue avec les dieux ou lors du combat du chaman contre les esprits qu’il affronte. Ce qui se joue dans la danse trouve des interprètes susceptibles d’en expliquer la raison d’être, traduire la parole des esprits telle qu’elle s’exprime dans un mouvement particulier.

La danse traditionnelle est une mise en miroir du cosmos en ce qu’elle célèbre la continuité de toutes ses composantes. Elle est un rite communautaire auquel tous participent par le mouvement ou l’identification. En un mot les danses traditionnelles, dans leur infinie diversité, impliquent une cosmologie (elles disent une vision du monde, inscrivent l’homme au sein de la nature et du cosmos, le confronte aux dieux), une anthropologie (elles inscrivent dans l’espace une image de l’homme), une scénographie ou plutôt une ritualité précise ; elles sont une création collective et elles renvoient à un temps circulaire, avec des rythmes qui reviennent inlassablement et conduisent à un monde apaisé. Les danses traditionnelles incarnent le monde du « nous-autres », de la communauté, du lien social. Elles se mêlent au temps de la vie collective et de ses rythmes. Elles s’inscrivent dans les activités de célébration de la vie collective : cycle agraire, saisonniers ou autres. Ou bien elles sont des dialogues avec les dieux ou les ancêtres sous la forme des danses de possession ou encore de la transe pour le chamanisme. La danse est donc parfois le chemin nécessaire de l’échange avec les dieux.

«Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule...»

David Le Breton

David Le Breton © DR

ÉMERGENCE DE LA DANSE CONTEMPORAINE

La danse contemporaine 3, dans son infinie diversité, devait attendre pour se déployer avec la force que nous connaissons, l’avènement d’un individualisme croissant dans nos sociétés. Elle est en effet mise en oeuvre du corps, énergie en liberté, pensée en mouvement, écriture singulière de l’espace, jeu de signes, elle n’est pas vérité du corps, ou répétition d’un modèle. Elle est même refus de la tradition et recherche inlassablementreprise autour des possibles recelés par le corps. L’individualisation de la danse est allée de pair avec l’émancipation progressive des individus. Au début du XXe siècle l’individualisation du lien social poursuit son avancée, même si elle ne touche qu’une part minime des populations occidentales. Ces périodes de rupture sociale, de mutation, donnent à l’homme une liberté d’initiative jusqu’alors sans précédent. 

La décision du lien à l’autre relève de l’individu et non de la tradition ou du fait d’appartenir à la même communauté. Affranchissement des anciennes contraintes d’identité qui touche surtout l’artiste toujours plus ou moins en dissidence avec les valeurs communes. Ne se reconnaissant plus dans les références morales établies, l’individu devient peu à peu le maître d’oeuvre de son existence, il se fraie son propre chemin. La symbolique propre à son groupe d’appartenance n’est plus qu’une ressource pour ses actions et non plus son seul horizon. Des artistes déjà détachés du commun par leurs actions sont les dépositaires de cette conscience exacerbée des turbulences du monde. Ils génèrent une capacité d’innovation qui peut être source d’inquiétude mais n’est pas nécessairement un obstacle à la création.

lire la suite

«La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend.»

David Le Breton

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme

NAÎTRE DE LA DANSE

La danse contemporaine est d’abord une manière pour le danseur de se laisser travailler par la danse. Elle construit d’oeuvre en oeuvre un savoir en marche, une boîte à outils qui permet une lecture des spectacles, une analyse de leur apport, de leur fidélité à un style d’auteur, de leur rupture, de leur métissage, ou de leur conservatisme. Mais contrairement au théâtre elle manifeste une symbolique éloignée en principe des codes culturels qui alimentent la vie quotidienne, elle met en oeuvre un corps libéré de la symbolique corporelle qui fonde les échanges de sens entre les individus dans la vie courante. Contrairement au corps du comédien toujours plus ou moins astreint à l’intelligible, le corps du danseur n’est pas astreint à la communication, il est affranchi des contraintes de l’identité, même de celles du genre. Il n’est plus assujetti à un statut social, à une filiation, il se construit lui-même dans l’éphémère du geste à travers un jeu de signes. C’est pourquoi la danse touche, fascine, émerveille ou inquiète. Son privilège est de donner à voir à travers les interstices du réel, d’inventer des corps inédits, surprenants ou en relation de miroir déformant.

La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend. Le monde naît alors à des significations autres, son évidence première se dissout. Le corps apparaît plus que le corps, le monde plus que le monde. La déliaison du symbolisme social restitue le corps aux remous, aux ambivalences, au pulsionnel que les codes sociaux visent justement à conjurer. La danse se donne comme morsure ou caresse, elle nous « touche », de toutes manières, mais le sens de la création n’est pas de pacifier les conflits ou les abîmes qui s’ouvrent en chaque homme, il est de « fixer des vertiges », de creuser dans la trame serrée de nos garde-fous des zones de turbulences qui nous mettent autrement au monde et posent à l’homme la question de sa propre question à travers son corps même, c’est-à-dire la condition de son être au monde. Quels corps viennent au monde lorsque le texte social est gommé et que le danseur pousse son exploration en surmontant ses craintes ? Chaque création nous offre une version de ce territoire de l’ombre qui commence sous la peau et se mêle à l’espace et aux autres corps sans laisser d’autres traces que celle de l’instant. La danse est événement pur.

lire la suite

LA DANSE COMME RÉSISTANCE

La danse contemporaine est induction d’un sujet en suspens, créant l’espace et le temps où elle se produit, elle est invention de formes et de contenus, matrice éternellement renouvelée du sens plutôt que répétition du même. Elle invente de nouveaux langages ou de nouvelles manières d’être, elle est une exploration sans fin du continent corporel. Bien entendu du sens transparaît dans les citations gestuelles, des mouvements, des attitudes, des mimiques, des scènes plus évocatrices peuvent apparaître au détour d’une oeuvre, mais jamais la danse ne possède la clarté d’un récit, et telle est sa force. Elle met le spectateur en un porte à faux propice car la tentation du sens est grande, mais transformer la danse en récit revient à la destituer de sa dimension propre. Certes, elle n’en est pas moins une construction mentale qui se joue à travers le corps, une intelligence physique du corps, à la manière d’une oeuvre écrite dans la série cohérente des mouvements. Avant l’aisance du geste et la transparence du mouvement, il y a l’apprentissage, l’enseignement d’un maître et l’appropriation des techniques corporelles par l’élève. Il y a bien une construction de la grâce ou de la gaucherie (si elle est voulue). L’évidence est acquise : en amont elle est le fait de l’intériorisation des manières élémentaires de se jouer de l’espace, en aval elle réside dans le talent, la capacité d’invention. La danse est un art, non un désordre plus ou moins contrôlé.

lire la suite

· Extrait de : David Le Breton, El Cuerpo sensible, Santiago du Chili, Metales Pesados, 2010, pp 97-112.

. DAVID LE BRETON est Professeur émérite de Sociologie à l’Université de Strasbourg. Titulaire de la chaire d’Anthropologie des mondes contemporains à de l’Institut des études Avancées de l’université de Strasbourg (USIAS). Auteur notamment de : La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale (Métailié) ; Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) ; Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié) ou de Anthropologie du corps et modernité (PUF) ; Anthropologie des émotions (Payot).

1. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
2. Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba, Livre de poche, 1958, p. 105.
3. Certes, les passerelles entre ces types de danse sont nombreuses : les formes traditionnelles ne sont jamais immuablement figées dans le temps, elles ne sont pas des musées, elles s’actualisent en maintenant un canevas. Les jeunes générations y apportent leur contribution. La danse contemporaine renouvelle souvent ses figures en puisant dans le répertoire traditionnel, en s’y inspirant.
4. Voir Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Paris, Contredanse, 1997, p. 44.
5. Sur l’invention du corps moderne voir par exemple David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2020 ou La chair à vif. De la leçon d’anatomie aux greffes d’organes, Paris, Métailié, 2008. 6. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.
7. Cf. David Le Breton, L’adios al cuerpo, Mexico, La Cifra, 2007.