Rite de passage, marché symbolique ou expérience esthétique

Réflexions d’une programmatrice sur ce que serait une Première

— Par Lise Saladain*, Docteure en Sciences de l’Éducation et de la Formation · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.

Qu’est-ce qu’une « Première » pour une programmatrice 1 ? Telle est la question qui m’a été posée en tant que professionnelle du spectacle vivant depuis plus de 25 ans, et travaillant plus spécifiquement dans le domaine de la danse. Précision importante car cet art qu’est la danse, aussi furtif qu’organique, subit actuellement des conditions pratiques qui fragilisent ce moment de la création et qui lui donnent souvent, par voie de conséquence, une saveur inaboutie pouvant préempter toute ou partie de sa vie d’œuvre. Il est significatif, d’ailleurs, d’observer que la notion d’œuvre est de plus en plus absentée du vocabulaire du monde de l’art au profit d’expressions qui pourraient qualifier un objet pas tout à fait terminé : création, forme, geste, pièce, proposition, etc 2. Ces « formats » revendiqués comme des intentions artistiques déterminées pourraient aussi être le corollaire de ces conditions dégradées… L’enjeu majeur est en quelque sorte que la Première ne soit pas la dernière 3, soit bien un départ et non une fin. Mais là n’est pas tout à fait le sujet.

Programmateur·trice, d’ailleurs, quel sens cela recouvre aujourd’hui. Chacun·e adopte, en tant que professionnel·le, des postures et démarches qui lui appartiennent en fonction de son implication dans le champ. Programmer un spectacle pourrait être entendu dans son acception à la fois marchande et consommable, c’est-à-dire voir et acheter des spectacles pour les montrer à un public, des spectateurs et spectatrices ou à des personnes. Déjà là, en fonction de la manière dont on considère l’audience, le travail diffère… Sans évacuer le rapport mercantile à l’œuvre – il existe bien un marché de l’art, nous y reviendrons – il s’agit plutôt d’envisager cette fonction comme une contribution d’une certaine manière à son avènement. Être partenaire de l’œuvre au sens de Becker 4. Le positionnement qui est le mien est multiple. Sans volonté de généraliser, dans le métier à proprement parlé, le regard de la programmatrice que je suis sur ce moment qu’est la Première est triple : à la fois anthropologique, économique et esthétique.

La Première est cette étape de la création où l’œuvre – qui après avoir été en travail pendant plusieurs mois entre collaborateur·trices – rencontre pour la première fois 5 une hétérogénéité de regards avec un « horizon d’attentes 6 ». Si l’on examine ce moment crucial de la vie de l’œuvre pour son auteur·trice, son accouchement, à l’aune de celles et ceux qui la découvrent, nous pouvons nous demander : Quel sens son auteur·trice accorde à ce temps de la création ? Quelles sont les fonctions de la Première ? En quoi la nature de la Première peut différer selon les personnes qui composent son audience ? Comment être à la fois partie prenante et critique ? Comment les conditions de réalisation de la Première vont avoir un impact sur la suite de la vie de l’œuvre ?

PARTAGE DE L’INTIME

Il est courant d’entendre dans la bouche des professionnel·les (producteur·trices, programmateur·trices, critiques, etc.) qu’au moment de la Première, les artistes sont en fragilité. Chaque création est l’exposition de la vision singulière qu’un·e artiste a du monde, ou propose sur le monde. Révéler cette vision consiste en quelque sorte à dévoiler une intimité, une forme de pensée, à une multiplicité de regards. C’est là que se loge une des conditions de consentement des spectateur·trices pour le point de vue qui leur est livré. Qu’est-ce qui est entendable pour une personne de recevoir de l’intimité d’une autre personne ? Qu’est-ce qui résonne d’un individu à un autre ? Comment caractériser cette dimension de partage ? Comment une expérience individuelle peut devenir une histoire plus collective ?

Dans un monde contemporain où la radicalité des points de vue, où l’effacement de la complexité dans l’exercice de la pensée est monnaie courante, il n’est pas simple de « penser le partage et de penser la dispute 7 ». Il n’est pas simple de ne pas renoncer au consensus et à la mise en partage, de mettre en dialectique le versant artistique et le versant esthétique de l’œuvre, c’est-à-dire sa réception. Comment affirmer un point de vue sans nier les autres ? Comment ne pas instrumentaliser des idéologies ? Comment ne pas construire de la défiance ? L’expérience qui est proposée doit être à la fois intégrale, complète, absolue et laisser un espace d’existence à l’autre.

FONCTIONS ANTHROPOLOGIQUES, ÉCONOMIQUES ET ESTHÉTIQUES

Au-delà de la question du partage de l’intime et de la compréhension de l’altérité, quelles pourraient être les fonctions que recouvre le moment de la Première ?

Du rite de passage à la reconnaissance sociale D’un point de vue anthropologique, ce moment peut être appréhendé de manière symbolique comme un rite de passage de la communauté artistique et d’entrée dans l’histoire de l’art. La Première est la mise en commun d’une production artistique permettant sa reconnaissance. Cette reconnaissance étant permise notamment par l’activité de la parole. L’énonciation des sentiments, des perceptions et des pensées à la fois des membres de la communauté (artistes, professionnel·les, critiques et journalistes) et des spectateurs et spectatrices (familles, ami·es, fidèles publics du lieu ou publics tout venant) présents à cette étape de la création. L’énonciation de ces impressions est performative, c’est-à-dire qu’elle réalise une action. À l’intersection de la philosophie analytique (Austin, Wittgenstein, Searle, etc.) et de la linguistique (Benveniste et Ducrot), « le langage y est considéré d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire non comme un simple moyen de représenter la réalité ou la pensée, mais comme un dispositif permettant d’accomplir un certain type d’acte social 8 ». La parole est dans cette situation une modalité d’existence puissante. Le choix des mots y est tout sauf anodin. Pour Bourdieu, nommer fait partie des « rites d’institution 9 ». Il examine dans son ouvrage Langage et pouvoir symbolique « la part qui revient aux mots dans la construction des choses sociales […] en structurant la perception que les agents sociaux ont du monde social 10 ». Par ailleurs, « les agents détiennent un pouvoir proportionné à leur capital symbolique, c’est-à-dire à la reconnaissance qu’ils reçoivent d’un groupe 11 ». C’est cette autorité qui va déterminer l’efficacité performative du discours.

"La Première n’est pas le moment de l’achèvement de sa production, mais un temps repère dans la vie de l’oeuvre, une situation qu’il est nécessaire d’aménager pour qu’elle devienne un espace des possibles."

Du marché symbolique au monde économique
Faisons maintenant varier notre focale. Outre sa dimension symbolique et performative, l’on pourrait se demander si la Première possède une réalité économique ? D’une certaine manière, elle répond à la fois à des normes de l’activité collective et du marché du travail mais se particularise notamment par l’addition de deux principes : « le principe d’incertitude 12 » et le « régime de singularité 13 ». Menger souligne dans son ouvrage sur le Travail créateur une organisation excessivement compétitive et marchande des activités artistiques 14. Zola témoignait déjà en 1895 de cette valeur marchande de la Première et constatait que « notre théâtre agonise, depuis qu’on le traite comme les courses, et qu’il s’agit seulement, au lendemain d’une première représentation, de savoir si l’oeuvre sera jouée cent fois, ou si elle ne le sera que dix. Les critiques n’obéiraient plus au bon plaisir du moment, ils n’empliraient plus leurs articles d’opinions contradictoires. Dans la lutte, ils seraient bien forcés de défendre un drapeau et de traiter la question de vie ou de mort de notre théâtre. Et l’on verrait ainsi la critique dramatique, des cancans quotidiens, de la préoccupation des coulisses, des phrases toutes faites, des ignorances et des sottises à monter à la largeur d’une étude littéraire, franche et puissante 15 ». Le domaine culturel, aujourd’hui, est un secteur d’activité fortement spécialisé qui répond d’une certaine manière aux mécanismes de tous les secteurs d’activité économique.

Le monde de la danse, notamment en France, possède les caractéristiques d’un marché très organisé, avec une production conséquente d’offre de biens culturels et une certaine demande en termes de diffusion. Le moment de la Première participe de cette organisation comme lieu de rencontre entre l’offre et la demande. Néanmoins comme le souligne Menger, « le travail créateur est une incarnation remarquable de l’agir en horizon incertain 16 ». Cette forme d’agir amène l’oeuvre à se transformer au-delà du moment de la Première. L’oeuvre y acquiert des « propriétés dynamiques 17 » et sa « valeur 18 » y est difficilement estimable. De mon point de vue de programmatrice, le résultat du travail de création est difficilement abouti en deçà de 10 représentations 19. Il est pourtant impensable de voir certains biens de consommation ou médicaments, par exemple, non aboutis lorsqu’ils arrivent sur le marché. La Première, le plus souvent, n’est pas le moment de l’achèvement de sa production, mais un temps repère dans la vie de l’oeuvre, une situation qu’il est nécessaire d’aménager pour qu’elle devienne un espace des possibles.

La fabrication d’une expérience
Trois conditions me semblent indispensables pour construire la Première comme espace des possibles : tout d’abord que le « régime de singularité 20 » de l’oeuvre ne supplante pas son accessibilité, par ailleurs que l’on puisse y vérifier sa valeur expérientielle et pour finir que l’on envisage « la participation comme un instrument de connaissance 21 », en définitive que l’on donne toute sa place aux spectateur·trices comme partenaires de l’oeuvre, tant du côté des artistes que du côté des programmateur·trices. L’expérience artistique ne doit pas se situer qu’au niveau des artistes. Il est nécessaire que l’expérience devienne esthétique au sens de Dewey 22. Si le projet politique de l’accessibilité de l’oeuvre est revendiqué, il faut permettre aux spectateur·trices de se rendre disponibles à l’expérience qui leur est proposée, c’est-à-dire, d’une certaine manière désapprendre 23. « Accepter d’être affecté suppose toutefois qu’on prenne le risque de voir s’évanouir son projet de connaissance 24 ». Les artistes donnent à voir ou à entendre des univers culturels qui leur sont propres et qui peuvent paraître de prime abord incompréhensibles et impénétrables. Créer les conditions pour faciliter la réception d’une oeuvre est souvent nécessaire pour que le public soit touché par l’oeuvre. La compréhension d’une oeuvre relève d’un rapport direct avec l’oeuvre et aucun discours ne peut se substituer à une oeuvre d’art. Pour Jankélévitch, « le poète parle, mais ce ne sont pas des paroles pour dire 25 ». Il incite à se consacrer directement à l’art au lieu d’en parler. Dans son ouvrage L’art comme expérience Dewey dit que ce sentiment de vivre « une expérience » au contact de l’oeuvre est essentiel. Pour lui, dans une expérience, il y a un mouvement d’un point à un autre, c’est-à-dire un déplacement, au sens physique et au sens intellectuel. L’expérience possède une composante émotionnelle. Cette idée est explicite quand il écrit : « on dit parfois que les gens ont un coup de foudre. Mais le coup de foudre ne se limite pas au moment où il se produit 26 ».

«La Première est, en ce sens, l’antichambre nécessaire à l’avènement de l’avant-garde.»

ÉPILOGUE : L’ANTICHAMBRE DE L’AVANT-GARDE

La Première, moment où l’artiste est censé achever son travail, contribue à faire de l’oeuvre plus que « le produit contingent et éphémère d’une imagination individuelle féconde 27 ». C’est le moment où l’oeuvre va trouver son sens, où elle ajuste son adresse aux spectateur·trices. Néanmoins, l’action du temps est essentielle notamment pour les oeuvres qui transcendent les normes. Pour Zola : « les oeuvres qui vivent sont celles qu’on a mis souvent des années à comprendre 28 ». Plus précisément, « à mesure que la production culturelle s’accroît, on voit croître aussi l’intervalle de temps qui est nécessaire pour que les oeuvres parviennent à imposer au public (la plupart du temps contre les critiques) les normes de leur propre perception, qu’elles apportent avec elles 29 ». La Première est, en ce sens, l’antichambre nécessaire à l’avènement de l’avant-garde à condition de laisser le temps agir et de ne pas en faire un moment définitif.

lire la suite

5 questions à Marion Gauvent, responsable de diffusion chez A Propic

1. Comment définiriez-vous la Première d’une oeuvre chorégraphique en tant que responsable de diffusion ? Est-ce l’accouchement d’une création finalisée, la première rencontre entre une pièce et un public ou autre chose ? 

Il y a évidemment quelque chose de l’accouchement dans une Première, mais ce n’est pas la naissance d’une création finalisée, c’est le début de la vie de l’oeuvre qui va évoluer, mûrir, muter, s’émanciper. Une première est une finalité et un commencement tout à la fois. C’est l’échéance commune pour toutes les équipes artistiques, techniques, administratives, de production, qui travaillent ensemble depuis des mois et parfois des années à une création pour partager cette oeuvre à un public et lui offrir une vie.

2. Que représente la mention « Première » ou « Création » pour les théâtres ? Un argument de vente, un pari, voire une prise de risque ?

Pour les partenaires de production et de diffusion, une nouvelle création, c’est une question de confiance, de fidélité, de prise de risque, dans le sens où il n’y a jamais de garantie sur la finalité artistique. C’est pour cela qu’il est important de conserver un dialogue avec ses partenaires pendant la création, pour qu’ils puissent suivre l’évolution du processus et ainsi être préparés à accueillir la création finale, pour qu’ils puissent communiquer au mieux au sein de leurs équipes et auprès de leurs publics. C’est un argument, qui génère différentes réactions. De manière générale, l’annonce d’une création renouvelle l’appétence et la curiosité pour le travail. Il peut même y avoir parfois un réflexe d’attention automatique pour « la prochaine création » au détriment du répertoire ou des reprises. D’un autre côté, il y a également le réflexe contraire du « wait and see », et le travail de la diffusion est alors de faire en sorte que celles et ceux qui attendent de voir, viennent voir.

3. Quelles sont les spécificités dans la diffusion de créations ?

Diffuser une création, c’est également produire. Les deux sont intrinsèquement liés et cela l’est encore davantage avant la Première. La diffusion d’une oeuvre se pense dès l’émergence de son idée : quelle envie ? quel projet ? avec qui, comment, pourquoi, où ? À partir de ce point de départ, le travail de diffusion se lie au travail de production pour trouver les bons partenaires qui vont pouvoir faire confiance à l’artiste et au projet afin de trouver les financements (coproduction), mais aussi les temps de visibilité (ouverture-studio, préachat). C’est aussi un dialogue fin entre artistique, production, technique et diffusion qui s’enclenche concernant les questions de plannings, de visibilité, de communication, de technique, de budget afin que la diffusion soit également prise en compte, ou tout au moins conscientisée, dans les réflexions et les choix qui traversent une création.

4. À quoi ressemble le public d’une Première ?

Cela dépend du lieu de la Première. Une Première lors d’un grand festival, dans un théâtre d’une ville moyenne ou dans une structure où l’artiste est en résidence amènera des publics très différents. J’aime les publics des avant-premières, qui viennent sans attentes sur le spectacle, puisque pas encore créé et qui n’ont donc pas pu être influencé·es par une communication autour de la pièce. Cela donne des réactions spontanées et simples, très intéressantes pour la suite. Les Premières lors de grands festivals ou temps de visibilité professionnelle forts sont sous pression, car encore très fragiles. Au grand public se mêle alors un public pointu de professionnel·les avec de grandes attentes par rapport à l’artiste, au spectacle, mais aussi au festival qui accueille. Dans ces contextes où les professionnel·les sont pris dans le flot d’une programmation, où le bouche à oreille va vite et où il y a souvent moins de temps pour échanger avec les équipes artistiques, les retours sur les spectacles se font souvent plus tranchés et parfois assez jugeants.

5. Une mauvaise Première peut-elle signer l’arrêt de mort d’une pièce ? A contrario, un lancement réussi peut-il conduire à une tournée exceptionnelle ? Tout se décide-t-il vraiment le soir de la Première ?

C’est difficile à définir de manière si radicale, car chaque création est une expérience à part. À ce jour où la diffusion est largement dérégulée et réduite, une bonne Première ne présage plus de tournées. Il peut y avoir de très bons retours professionnels, presse, public et pourtant aucune date derrière. C’est très difficile à comprendre, à jauger, à anticiper. Auparavant, une bonne Première ouvrait de réels possibles de diffusion. Mais une Première trop fragile, perturbée, présentée dans un mauvais contexte est très difficile à rattraper s’il y a eu trop de professionnel·les, car le bouche à oreille est stratégique dans notre secteur, et qu’il est rarissime de pouvoir faire revenir un·e professionnel·le. Les Premières ont toujours ce pouvoir d’attraction sur les professionnel·les. Pourtant, quand les créations affichent une belle tournée, il est préférable de venir voir les pièces après 2 ou 3 dates, car le spectacle a mûri et pris de l’ampleur. C’est pour cela que – afin de protéger ces Premières – il est important de penser en amont le cadre de présentation, le contexte, les temps de visibilités et de « test » en amont du processus de création, d’affiner la communication.

lire la suite

Le corps sensible

La danse ou la célébration du monde

— Par David Le Breton*, professeur émérite en sociologie à l’Université de Strasbourg · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.

« Et maintenant vous faites la même chose, mais sans bouger. » — Kazuo Ohno

LE TÉMOIN ÉBLOUI

La danse est célébration du monde, consécration du fait tranquille d’exister et forme d’offrande au monde et aux autres, contre-don au fait de vivre. Elle incarne justement le prix des choses sans prix, une respiration nécessaire, une échappée belle. Renaissance d’un esprit d’enfance, libre dans l’espace et indifférente au jugement des autres, elle nous rappelle que nous sommes homo ludens bien avant d’être homo faber. Des hommes du don et du jeu, comme le rappelait Mauss plutôt que des hommes du profit, du rendement, de l’efficacité, de l’urgence. Je ne suis pas danseur, je n’ai pas ce privilège. Pourtant la danse m’a souvent accompagné. Avant d’en interroger quelques figures, j’aimerais faire un bref détour biographique.

Il y a longtemps, un jour de cafard au bord de l’Atlantique, tandis que je regardais la mer du haut d’une dune, j’ai vu une jeune femme s’approcher de la plage et danser à la limite de l’eau et du sable. J’ignore s’il s’agissait de haute technicité ou d’une série de mouvements ordinaires, tout cela est trop loin et je n’ai guère de compétence pour en juger. Je sais seulement l’enchantement éprouvé, l’alliance nouée avec le monde et mon émotion de retrouver le frémissement des choses. Elle rappelait la lumière de la mer, la douceur du sable, le contact de l’eau fraîche sur la peau. Elle éveillait la sensorialité du monde et le sentiment d’exister. Je suis resté un spectateur ébloui. Cet envol de la matière qui prend la matière comme appui et y retourne en la transfigurant, l’image était belle, j’en ai fait provision, 30 ans après elle est toujours vivante. La danse est une noce (parfois tumultueuse) entre un lieu et un corps. Qu’il s’agisse de la scène, d’une ville, d’un champ, d’une forêt, le danseur intègre l’espace dans son corps et se le subordonne comme une matière, un miroir dont il se joue. Il invente l’espace où il se produit, il le rend visible, et simultanément il est déterminé par lui. La danse est un culte rendu au génie des lieux.

lire la suite

«Je suis comme ça. Il y a en moi un diable qui crie et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis sur le point de suffoquer, il crie : « Danse ! » et je danse. Et ça me soulage !»

Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme

Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule, le geste d’un marcheur, un mouvement se détache des autres mouvements de la vie quotidienne et apparait comme l’amorce furtive d’une danse, excès de sens, émergence d’une part d’irréductible, d’inattendu. En ce sens saisir un mouvement de danse dans la vie quotidienne est la confrontation à une sorte de grâce, même s’il est malhabile : il ne s’agit pas de beauté mais d’une subversion des attentes qui rappellent soudain l’infinie fragilité des choses. Elle surgit hors des voies prévisibles du quotidien, rupture des attentes qui engendre l’émotion, l’étonnement et ouvre une autre dimension du réel.

J’ai parfois assisté, surtout au Brésil, sur les terreiros d’Umbanda ou de Candomblé à des cérémonies qui m’ont profondément marqué. À mes yeux occidentaux, elles rappellent notre coupure d’individu et la nostalgie inguérissable de la communauté absente dont j’ai longuement parlé dans Anthropologie du corps et modernité (2008). Les danses traditionnelles traduisent la solidarité organique entre soi, l’autre et le cosmos, elles convoquent les dieux, les incarnent, les célèbrent, elles réactualisent les mythes fondateurs, nourrissent la mémoire collective, elles donnent corps à l’innommable et renouvellent l’alliance des hommes et de l’invisible. Elles sanctifient le monde, elles sont comme pour la Grèce antique, un présent des dieux. Et ce sont les dieux qui dansent sous les apparences des humains. Elles dessinent dans l’espace et la durée des cérémonies clairement intelligibles d’un épisode à l’autre du rituel, même si des surprises naissent parfois du dialogue avec les dieux ou lors du combat du chaman contre les esprits qu’il affronte. Ce qui se joue dans la danse trouve des interprètes susceptibles d’en expliquer la raison d’être, traduire la parole des esprits telle qu’elle s’exprime dans un mouvement particulier.

La danse traditionnelle est une mise en miroir du cosmos en ce qu’elle célèbre la continuité de toutes ses composantes. Elle est un rite communautaire auquel tous participent par le mouvement ou l’identification. En un mot les danses traditionnelles, dans leur infinie diversité, impliquent une cosmologie (elles disent une vision du monde, inscrivent l’homme au sein de la nature et du cosmos, le confronte aux dieux), une anthropologie (elles inscrivent dans l’espace une image de l’homme), une scénographie ou plutôt une ritualité précise ; elles sont une création collective et elles renvoient à un temps circulaire, avec des rythmes qui reviennent inlassablement et conduisent à un monde apaisé. Les danses traditionnelles incarnent le monde du « nous-autres », de la communauté, du lien social. Elles se mêlent au temps de la vie collective et de ses rythmes. Elles s’inscrivent dans les activités de célébration de la vie collective : cycle agraire, saisonniers ou autres. Ou bien elles sont des dialogues avec les dieux ou les ancêtres sous la forme des danses de possession ou encore de la transe pour le chamanisme. La danse est donc parfois le chemin nécessaire de l’échange avec les dieux.

«Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule...»

David Le Breton

David Le Breton © DR

ÉMERGENCE DE LA DANSE CONTEMPORAINE

La danse contemporaine 3, dans son infinie diversité, devait attendre pour se déployer avec la force que nous connaissons, l’avènement d’un individualisme croissant dans nos sociétés. Elle est en effet mise en oeuvre du corps, énergie en liberté, pensée en mouvement, écriture singulière de l’espace, jeu de signes, elle n’est pas vérité du corps, ou répétition d’un modèle. Elle est même refus de la tradition et recherche inlassablementreprise autour des possibles recelés par le corps. L’individualisation de la danse est allée de pair avec l’émancipation progressive des individus. Au début du XXe siècle l’individualisation du lien social poursuit son avancée, même si elle ne touche qu’une part minime des populations occidentales. Ces périodes de rupture sociale, de mutation, donnent à l’homme une liberté d’initiative jusqu’alors sans précédent. 

La décision du lien à l’autre relève de l’individu et non de la tradition ou du fait d’appartenir à la même communauté. Affranchissement des anciennes contraintes d’identité qui touche surtout l’artiste toujours plus ou moins en dissidence avec les valeurs communes. Ne se reconnaissant plus dans les références morales établies, l’individu devient peu à peu le maître d’oeuvre de son existence, il se fraie son propre chemin. La symbolique propre à son groupe d’appartenance n’est plus qu’une ressource pour ses actions et non plus son seul horizon. Des artistes déjà détachés du commun par leurs actions sont les dépositaires de cette conscience exacerbée des turbulences du monde. Ils génèrent une capacité d’innovation qui peut être source d’inquiétude mais n’est pas nécessairement un obstacle à la création.

lire la suite

«La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend.»

David Le Breton

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme

NAÎTRE DE LA DANSE

La danse contemporaine est d’abord une manière pour le danseur de se laisser travailler par la danse. Elle construit d’oeuvre en oeuvre un savoir en marche, une boîte à outils qui permet une lecture des spectacles, une analyse de leur apport, de leur fidélité à un style d’auteur, de leur rupture, de leur métissage, ou de leur conservatisme. Mais contrairement au théâtre elle manifeste une symbolique éloignée en principe des codes culturels qui alimentent la vie quotidienne, elle met en oeuvre un corps libéré de la symbolique corporelle qui fonde les échanges de sens entre les individus dans la vie courante. Contrairement au corps du comédien toujours plus ou moins astreint à l’intelligible, le corps du danseur n’est pas astreint à la communication, il est affranchi des contraintes de l’identité, même de celles du genre. Il n’est plus assujetti à un statut social, à une filiation, il se construit lui-même dans l’éphémère du geste à travers un jeu de signes. C’est pourquoi la danse touche, fascine, émerveille ou inquiète. Son privilège est de donner à voir à travers les interstices du réel, d’inventer des corps inédits, surprenants ou en relation de miroir déformant.

La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend. Le monde naît alors à des significations autres, son évidence première se dissout. Le corps apparaît plus que le corps, le monde plus que le monde. La déliaison du symbolisme social restitue le corps aux remous, aux ambivalences, au pulsionnel que les codes sociaux visent justement à conjurer. La danse se donne comme morsure ou caresse, elle nous « touche », de toutes manières, mais le sens de la création n’est pas de pacifier les conflits ou les abîmes qui s’ouvrent en chaque homme, il est de « fixer des vertiges », de creuser dans la trame serrée de nos garde-fous des zones de turbulences qui nous mettent autrement au monde et posent à l’homme la question de sa propre question à travers son corps même, c’est-à-dire la condition de son être au monde. Quels corps viennent au monde lorsque le texte social est gommé et que le danseur pousse son exploration en surmontant ses craintes ? Chaque création nous offre une version de ce territoire de l’ombre qui commence sous la peau et se mêle à l’espace et aux autres corps sans laisser d’autres traces que celle de l’instant. La danse est événement pur.

lire la suite

LA DANSE COMME RÉSISTANCE

La danse contemporaine est induction d’un sujet en suspens, créant l’espace et le temps où elle se produit, elle est invention de formes et de contenus, matrice éternellement renouvelée du sens plutôt que répétition du même. Elle invente de nouveaux langages ou de nouvelles manières d’être, elle est une exploration sans fin du continent corporel. Bien entendu du sens transparaît dans les citations gestuelles, des mouvements, des attitudes, des mimiques, des scènes plus évocatrices peuvent apparaître au détour d’une oeuvre, mais jamais la danse ne possède la clarté d’un récit, et telle est sa force. Elle met le spectateur en un porte à faux propice car la tentation du sens est grande, mais transformer la danse en récit revient à la destituer de sa dimension propre. Certes, elle n’en est pas moins une construction mentale qui se joue à travers le corps, une intelligence physique du corps, à la manière d’une oeuvre écrite dans la série cohérente des mouvements. Avant l’aisance du geste et la transparence du mouvement, il y a l’apprentissage, l’enseignement d’un maître et l’appropriation des techniques corporelles par l’élève. Il y a bien une construction de la grâce ou de la gaucherie (si elle est voulue). L’évidence est acquise : en amont elle est le fait de l’intériorisation des manières élémentaires de se jouer de l’espace, en aval elle réside dans le talent, la capacité d’invention. La danse est un art, non un désordre plus ou moins contrôlé.

lire la suite

· Extrait de : David Le Breton, El Cuerpo sensible, Santiago du Chili, Metales Pesados, 2010, pp 97-112.

. DAVID LE BRETON est Professeur émérite de Sociologie à l’Université de Strasbourg. Titulaire de la chaire d’Anthropologie des mondes contemporains à de l’Institut des études Avancées de l’université de Strasbourg (USIAS). Auteur notamment de : La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale (Métailié) ; Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) ; Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié) ou de Anthropologie du corps et modernité (PUF) ; Anthropologie des émotions (Payot).

1. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
2. Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba, Livre de poche, 1958, p. 105.
3. Certes, les passerelles entre ces types de danse sont nombreuses : les formes traditionnelles ne sont jamais immuablement figées dans le temps, elles ne sont pas des musées, elles s’actualisent en maintenant un canevas. Les jeunes générations y apportent leur contribution. La danse contemporaine renouvelle souvent ses figures en puisant dans le répertoire traditionnel, en s’y inspirant.
4. Voir Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Paris, Contredanse, 1997, p. 44.
5. Sur l’invention du corps moderne voir par exemple David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2020 ou La chair à vif. De la leçon d’anatomie aux greffes d’organes, Paris, Métailié, 2008. 6. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.
7. Cf. David Le Breton, L’adios al cuerpo, Mexico, La Cifra, 2007.

Du rêve au lever de rideau, la vie d’une créa-ture

Mathilde Monnier X Mellina Boubetra, interview croisée

— Interview originellement publiée dans la revue Multiples 24/25.

Qu’il s’agisse de sa première ou de sa cinquantième, la création d’une pièce porte toujours la même charge symbolique. Rencontre fragile, instant éphémère et suspendu, d.nouement ou éternel (re-)commencement, la Première marque les mémoires du public comme de celles et ceux qui l’ont portée jusqu’à lui, sur scène. Mathilde Monnier et Mellina Boubetra, deux femmes éloignées d’une belle génération, deux chorégraphes proches dans l’expérience de la création, croisent leurs idées et leurs souvenirs de Première(s).

1. Que représente la Première d’une œuvre chorégraphique pour vous, artistes-chorégraphes ? Revêt-elle encore aujourd’hui la même importance symbolique qu’hier ?

Mathilde Monnier (MM) — Les Premières sont souvent gravées dans ma mémoire comme des moments intenses, car remplis de sentiments controversés et indéfinis. Une Première, c’est toujours un choc, une découverte, une naissance avec de la joie et de la violence. Aujourd’hui, cela reste vrai. Une Première, c’est aussi un couperet qui tombe, celui de la critique. Je garde en mémoire la Première de frères et sœurs à la Cour d’honneur d’Avignon, où la moitié des spectateur·trices ont commencé à huer dès la dixième minute, une forme de catharsis du public. Je me souviens aussi de la Première de 2008 vallée avec [Philippe] Katerine, quand le public a commencé à chanter avec nous au milieu du spectacle.

Mellina Boubetra (MB) — La Première marque cette bascule entre quelque chose qui nous appartient et quelque chose qui, à un moment, ne nous appartient plus. Quand je suis au plateau en tant qu’interprète-chorégraphe, je ne me dis pas que mon travail est évalué. Je ne pense pas à tout ce que cela représente. Je suis présente avec les autres danseuses sans distinction. La Première, je la vis horizontalement comme une expérience collective, un moment partagé entre amies. Une Première, c’est à la fois un aboutissement et une nouvelle porte qui s’ouvre.

«C’est à la fois le début et la fin, car c’est le début de la fin. Même si la pièce continue à vivre, c’est souvent le moment où la pièce se stabilise.»

Mathilde Monnier

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme
2. Vous rappelez-vous votre première Première ? Pouvez-vous la raconter brièvement.

MB — J’ai deux Premières en tête. Ma première Première en tant qu’interprète en 2018 au Théâtre de Suresnes Jean Villar pour le chorégraphe Andrew Skeels. Puis, la Première de ma première création en tant que chorégraphe, INTRO, en août 2019 à Amsterdam. C’était une période particulière, car l’une des trois interprètes, Lauren Lecrique, m’avait annoncé qu’elle quittait la pièce quatre mois plus tôt. La Première était donc aussi la « dernière » de cette danseuse. Le processus de création d’INTRO avait été assez houleux jusqu’à la Première. Elle cristallisait deux années de réflexion et de travail au studio. La Première était un moment magique, intense. Je me souviens qu’on était hyper heureuses d’être ensemble et c’est ce qui prévalait sur tout le reste. La pièce était ce qu’elle était, mais ce qui comptait, c’était comment on l’habitait, comment on la vivait de l’intérieur.

MM — Oui je m’en souviens. C’était à New York, down town, dans un loft minuscule. Dans cet espace très petit, où Jean François Duroure et moi avions présenté pudique acide, notre toute première pièce, il devait y avoir 20 personnes dans le public, assises par terre, serrées. Nous avions un trac fou. Personne n’a été payé. C’était sauvage et informel, mais certaines personnes présentes ce soir-là ont parlé de la pièce, plus tard, et l’ont fait vivre.

3. Quelles émotions vous traversent à l’issue de la Première, depuis l’entrée sur scène des danseur·euses jusqu’aux premiers applaudissements du public ?

MM — C’est toujours un moment particulier, stressant et beau, où se jouent beaucoup de choses terrifiantes : comment le public va-t-il recevoir le travail ? Comment cette pièce va-t-elle être reçue ? La Première est souvent le moment où sont présent·es les professionnel·les et leur réception peut déterminer la vie d’une pièce. Certain·es professionnel·les ne se basent que sur la Première pour acheter ou non la pièce sans considérer qu’elle va évoluer.

MB — Lors de la Première d’INTRO, on ne ressentait pas du stress, plutôt de l’excitation, car tous nos amis étaient présents. Je me souviens que, lorsqu’on est sorties de scène, on a toutes pleuré sur ce petit canapé deux places. Ça m’émeut encore d’en parler. C’étaient des pleurs de gratitude : on avait eu la chance de danser ensemble et de mener à bien ce projet jusqu’au bout. Cette Première était chargée de tout ce qui fait un spectacle, de tout ce qu’on vit autour et d’un passif commun. On était fières aussi. Même rétrospectivement, je ne peux pas en parler à la première personne. Car c’était avant tout une expérience collective.

Mathilde Monnier © Marc Coudrias

Mathilde Monnier

Mellina Boubetra © Emmanuelle Tricoire

Mellina Boubetra

Mathilde Monnier

Venue à la danse tardivement après une expérience de danseuse, MATHILDE MONNIER s’intéresse à la chorégraphie dès 1984, alternant des créations de groupes et des créations de solos, duos. De pièce en pièce, elle déjoue les attentes en présentant un travail en constant renouvellement. Sa nomination à la tête du Centre Chorégraphique National de Montpellier en 1994 marque le début d’une période d’ouverture vers d’autres champs artistiques ainsi qu’une réflexion en acte sur la direction d’un lieu institutionnel et son partage. Ses créations telles que Pour Antigone, Déroutes, Les lieux de là, Surrogate Cities, Soapera, Publique, La place du singe, 2008 Vallée, Tempo 76, Please please please et Black lights sont jouées sur les grandes scènes et festivals internationaux. Mathilde Monnier joue sur la déconstruction des écritures chorégraphiques et du langage de la danse. Elle dirige le CCN de Montpellier de 1994 à 2013, puis de janvier 2014 à juin 2019, le Centre national de la danse à Pantin. Actuellement, Mathilde Monnier est installée avec sa compagnie à la Halle Tropisme à Montpellier.

Photo © Marc Coudrias

Mellina Boubetra

MELLINA BOUBETRA a débuté la danse dans une MJC à Colombes dont elle est originaire. Elle découvre le Hip-Hop très jeune et rencontre son professeur Mohamed El Hajoui qui décide de monter un duo Second souffle de Jazz Rock et de Locking. En 2006, ils débutent leurs carrières dans les shows chorégraphiques. Après plusieurs années d’études en biologie, elle décide fin 2015 de se consacrer à la danse. Elle entre par la porte des battles all style. Elle intègre ensuite les compagnies Des pieds au mur de John Degois pour le spectacle De bois et… en 2016. En 2017, elle rencontre Andrew Skeels pour la pièce Finding Now et en 2018 la compagnie Dyptik pour Le Cri. Elle s’oriente peu à peu vers la chorégraphie avec sa compagnie ETRA et signe des pièces telles que INTRO (lauréate du Tremplin Trans’urbaines, des HIP HOP GAMES 2018 et du prix CCN de Créteil & du Val de Marne / Festival Kalypso 2019), NYST et RĒHGMA.

Photo © Emmanuelle Tricoire

4. Diriez-vous que la Première clôt la création ? A contrario, n’est-elle qu’une étape dans la création, qui continue à évoluer représentation après représentation ?

MB — La Première, c’est une étape importante, une nouvelle porte qui s’ouvre sur l’avenir. En général, malgré les sorties de résidence, les répétitions sont peu publiques. Or, les regards extérieurs viennent changer quelque chose à la chimie de la danse, mettre à l’épreuve la création… Cette bascule, elle intervient au moment où on présente la pièce, qu’il s’agisse d’une Première ou d’une simple étape. Elle interroge :qu’est-ce que cela affirme comme choix ou comme conviction ? Elle renseigne sur ce qui reste, le plus pur. Par exemple, INTRO tourne depuis cinq ans dans plein de versions différentes, en intérieur comme en extérieur, à 3, 5, 8 ou 9 interprètes, sur tapis noir ou blanc, mais une chose reste inchangée : la relation. Nos vies ont évidemment changé en 5 ans, impactant notre manière d’incarner cette pièce. INTRO est tributaire des expériences personnelles et collectives qu’on a traversées. D’ailleurs, j’arrêterai de la tourner quand elle n’aura plus de résonnances avec nos existences.

MM — C’est à la fois le début et la fin, car c’est le début de la fin. Même si la pièce continue à vivre, c’est souvent le moment où la pièce se stabilise. C’est le moment où la pièce a le plus de valeur marchande, car il y a une attente, tout est encore possible… Chaque nouvelle représentation fait baisser le prix, la valeur de la pièce (sauf si elle dépasse les 100 dates). Par la suite, la pièce rentre sur le marché et trouve son équilibre en fonction des théâtres où elle joue.

5. Et le public de la Première, comment l’appréhendez-vous ? Ses réactions ont-elles un impact sur la création ?

MM — La réaction du public est très importante, car elle permet de voir si le projet est en lien avec ce que voit le public… Malheureusement, ce n’est souvent pas la meilleure représentation à cause des enjeux trop importants qui sont à l’oeuvre et du trac des équipes. Pour moi les réactions à l’issue des Premières sont à prendre avec des pincettes, car il y a trop d’enjeux et les professionnel·les sont souvent dur·es dans leurs critiques. Néanmoins j’essaye d’écouter ce qui se dit, même si je ne suis pas d’accord.

MB — Pour toutes mes pièces, je fais en sorte de ne pas me soucier de la réception du public au moment du processus de création. Je ne « projette » rien. Je ne peux pas savoir ce que les gens vont emporter avec eux à l’issue de la Première, ni ce qui va les toucher… Et je m’arrange toujours pour qu’il y ait ma famille dans la salle, car elle me connaît, cela me place dans un endroit de simplicité et d’honnêteté.

6. Le processus créatif intègre-t-il les attentes supposées du public, notamment professionnel, consciemment ou non ?

MB — Je pense que pour préserver ce « feu », cette envie de créer, il faut se préserver des attentes. Pour INTRO, je m’étais dit : si cette pièce ne tourne pas, on aura au moins fait une Première dont on est fières ; le processus aura été bénéfique sur nos vies au-delà de nos vies artistiques. Je ne me pose jamais la question des tournées au moment de créer. Chaque pièce s’inscrit dans un contexte social et politique particulier, qui vient l’alimenter consciemment ou non. Au moment d’INTRO, un trio féminin infusé de culture Hip-Hop, on projetait sur moi des revendications fantasmées. Mon travail n’est pas de répondre aux attentes du public. Pourtant, je suis sûre que j’en ai intégrées certaines sans même le vouloir ni le percevoir.

MM — Le public est toujours présent dans ma tête, tout au long du processus de la création, donc la Première ne vient que renforcer ce sentiment. Je crois que, presque toujours, on intègre des implicites du métier et des attentes. C’est très dur de s’en défaire. On n’est pas toujours conscient de certaines injonctions, mais je dirais que c’est un jeu avec le public : je te donne ceci, tu me donnes cela. Le public, c’est aussi nous. On fait partie de cette communauté de spectateur·trices. Il faut les impliquer dans les pièces.

7. Et la dernière d’une pièce, existe-t-elle ? Est-elle sacralisée à l’image de la Première ?

MM — Je n’aime pas les dernières. J’essaye de me dire qu’il y aura encore d’autres représentations plus tard. Les pièces vivent dans nos images, notre mémoire, de toutes les façons. Pour moi, il n’y a pas de dernière, car je refuse de me dire que les pièces sont « mortes ». Alors je fais comme je peux, mais parfois, je suis aussi contente que certaines pièces soient vraiment enterrées.

MB — On ne sait jamais quand c’est la dernière sauf quand on le décide. On peut prendre l’exemple de Jann Gallois qui clôture ses cycles de création. J’ai témoigné de la dernière représentation de son duo, Compact, et c’était très émouvant. Durant les tournées, on ne pense pas à la dernière, comme si cela pouvait durer pour toujours. Parfois, avec mes danseur·euses, on se dit « si ça se trouve, à 70 ans, on la jouera encore cette pièce. » C’est beau de faire un geste pour la dernière d’une pièce. Les Premières comme les dernières, les cinquantièmes, les centièmes… sont symboliques. On a besoin de symboles.

Danse et différence(s)

Interview de Henrique Amoedo

— Interview originellement publiée dans la revue Multiples 24/25.

Depuis près d’un demi-siècle, son projet promeut l’inclusion sociale et culturelle des personnes « avec une différence » à travers la danse. Son objectif est de leur redonner une place dans le paysage artistique contemporain, bien au-delà de l’archipel de Madère où son association est implantée, partout en Europe et à travers le monde. Ils et elles sont porteur·euses ou non d’un handicap. Ils et elles sont avant tout danseur·euses professionnel·les au sein d’une compagnie. Ils et elles incarnent désormais les créations de chorégraphes reconnu·es sur des scènes prestigieuses. Leur directeur artistique, Henrique Amoedo, nous raconte l’histoire de Dançando com a Diferença.

1. Pourquoi avoir décidé en 2001 de créer ce projet sur l’archipel de Madère ? Quelle est l’histoire derrière l’association Dançando com a Diferença ?

Henrique Amoedo (HA) — En 2001, c’est le gouvernement régional de Madère qui m’a invité à mener ce projet. Avant cela, je travaillais déjà sur une initiative similaire au Brésil depuis 1999. C’est en assistant à une performance de la Renascer Dance Company que mon envie de faire ce travail est née. Il s’agissait d’un duo entre une jeune fille en fauteuil roulant, atteinte de paralysie cérébrale et son professeur de l’organisation brésilienne Casas André Luiz*. C’était au cours de l’année scolaire 1997/1998, pendant mes études universitaires. Cet évènement a été décisif pour moi, c’est comme ça que j’ai découvert ma vocation, sans même avoir une seule fois envisagé d’enseigner, de faire de la danse, ni de travailler avec des personnes en situation de handicap.

J’ai été invité à venir travailler à Madère après avoir donné une conférence à Porto dans le cadre de « Art Can Be Therapeutic » (l’art peut être thérapeutique), un évènement organisé par Espaço T, une institution intervenant dans le domaine social. Une personne de Madère présente dans le public est venue me trouver à la fin de ma présentation. J’étais venu parler du travail chorégraphique que j’étais en train de mener au Brésil avec des personnes en situation de handicap. À l’époque, je ne parlais pas encore de « danse inclusive ».

lire la suite

«Les personnes en situation de handicap doivent se préparer à jouer de nouveaux rôles dans la société, tandis que cette dernière doit se tenir prête à accueillir ces personnes.»

Henrique Amoedo

Henrique Amoedo © DR
2. Qu’est-ce que la « danse inclusive » ? De quelle manière Dançando com a Diferença s’en empare-t-elle concrètement ?

HA — J’ai utilisé pour la première fois le concept de « danse inclusive » en 2002, dans mon mémoire de master. J’ai mis au point ce terme, car j’avais remarqué qu’à chaque projet, partout dans le monde, la participation de personnes en situation de handicap à un travail artistique se voyait affublée d’un nom différent : « danse en fauteuil roulant », « handi danse », « danse adaptée », « danse & handicap »… Autrement dit, il y avait plein de façons de parler de la même chose. J’ai effectué mon master au Portugal à la Faculty of Human Kinetics de Lisbonne, sous la direction d’Elizabete Monteiro, une chercheuse en danse titulaire d’un doctorat en évaluation de la danse, qui poursuit également des recherches sur l’inclusion et la diversité dans le secteur chorégraphique. À l’époque, nous avons souhaité aborder la question de l’inclusion selon deux problématiques distinctes : d’une part, définir ce dont les personnes en situation de handicap ont besoin pour accéder à certaines places dans la société ; de l’autre, établir ce que la société doit changer pour que ces personnes puissent accéder à ces mêmes places. La question de l’inclusion implique nécessairement d’avancer sur ces deux plans. Les personnes en situation de handicap doivent se préparer à jouer de nouveaux rôles dans la société, tandis que cette dernière doit se tenir prête à accueillir ces personnes, quels que soient leurs besoins et difficultés.

lire la suite

«Au-delà de la diversité, ce qui nous intéresse c’est justement de découvrir ensemble les capacités de chacun.e. Voilà pourquoi nous pensons que le plus important chez un.e danseur.euse, c’est la résilience.»

Henrique Amoedo

Dançando com a diferença © Henrique Amoedo / DR
3. Qui sont les danseur·euses de Dançando com a Diferença ? Quelles sont leurs particularités ?

HA — La compagnie est actuellement composée de personnes en situation de handicap et de personnes valides. Certain·es y dansent depuis sa création, il y a plus de 20 ans. En 2026, nous fêterons les 25 ans de la compagnie, un évènement très important pour nous. Avant, les danseur·euses relevaient de l’enseignement spécialisé géré par le gouvernement régional, puis choisissaient de rester à Dançando com a Diferença. D’autres nous ont rejoint plus tard, après que les politiques sur l’enseignement spécialisé aient changé à Madère. Les institutions spécialisées ont été fermées et les élèves ont été réintégré·es dans les écoles classiques. Un bon nombre de ces élèves ont rejoint Dançando com a Diferença à la suite de cela, et parmi elles et eux, certain·es ont choisi de rester avec nous une fois leur scolarité terminée. D’autres interprètes, en situation de handicap ou non, ont été invité·es à rejoindre la compagnie.

La caractéristique principale que nous recherchons chez nos danseur·euses, c’est la résilience. Ils et elles doivent être capables d’affronter les échecs comme les réussites, en plus de constamment chercher à évoluer et à s’améliorer. Il s’agit de donner le meilleur de soi-même, quelle que soit l’activité demandée. Lorsqu’il est question de personnes au corps atypique, nous avons tendance à nous concentrer uniquement sur leurs limitations. La mention de certains termes médicaux fait aussi ressortir des clichés associés, comme c’est le cas de la trisomie 21, par exemple. Mais cela n’a aucune importance à Dançando com a Diferença. Au-delà de la diversité, ce qui nous intéresse c’est justement de découvrir ensemble les capacités de chacun·e. Voilà pourquoi nous pensons que le plus important chez un·e danseur·euse, c’est la résilience.

4. Comment choisissez-vous les chorégraphes (Tânia Carvalho, François Chaignaud, Marlene Monteira Freitas…) pour les créations de la compagnie ?

HA — Le choix des chorégraphes invité·es à travailler avec Dançando com a Diferença est le résultat d’un processus de sélection minutieux et réfléchi. Au début, je faisais appel à des artistes dont le travail serait facilement recevable par le public. À cette époque, Madère avait la particularité de n’accueillir que très peu de danse contemporaine. Au fil du temps, le public et les danseur·euses ont évolué et notre répertoire s’est développé. Désormais, quand je choisis un ou une chorégraphe, je me demande avant tout ce que cette personne va apporter de nouveau à la compagnie et à quels défis les danseur·euses vont être confronté·es. La plupart du temps, c’est moi qui m’occupe de la distribution, en tenant compte de ce que cette collaboration pourra apporter de particulier à chaque interprète. Nous faisons passer des auditions, ma priorité étant de comprendre quelle va être la contribution technique et artistique de ce ou cette chorégraphe à la compagnie dans son ensemble.

lire la suite

«À Dançando com a Diferença, nous souhaitons toucher le public, sans que le handicap soit au centre du spectacle.»

Henrique Amoedo

Dançando com a diferença © Henrique Amoedo / DR
5. Comment se passe le travail de création ? Le processus s’adapte-t-il aux spécificités des danseur·euses de la compagnie ?

Les processus de création peuvent varier radicalement, car chaque chorégraphe a sa propre manière de travailler. En tant que directeur artistique, je n’interviens dans le travail que si j’ai l’impression qu’il représente un risque pour un·e danseur·euse en termes de santé, de handicap ou en raison d’autres difficultés. L’essentiel est que le ou la chorégraphe recherche le meilleur et explore le potentiel de chaque interprète. Pour moi, c’est cela qui est primordial.

6. Une expérience de création particulièrement marquante ou bouleversante que vous souhaiteriez partager ?

Au début de Dançando com a Diferença, nous avons vécu un moment particulièrement touchant grâce à Barbara Matos qui est toujours membre de la compagnie. Barbara est atteinte de trisomie 21 et n’a pas de cheveux. À cause de cette calvitie, elle a été victime de harcèlement à l’école. Un jour, nous avons dansé Girl of the Moon (fille de la lune) dans son école. Lors d’un passage en duo entre elle et moi, j’ai été très touché de voir ses camarades de classe changer de regard sur elle. Les brimades se sont transformées en louanges et c’est à partir de ce moment qu’être chauve n’a plus été un problème pour elle. Lorsqu’on la traitait de chauve, elle s’est mise à répondre : « Vous n’y comprenez rien. Je ne suis pas chauve, j’ai une pleine lune sur la tête ! Je suis la fille de la lune ! » Elle a commencé à voir son corps différemment et cela a eu un effet à l’école. Ce fut un moment très marquant non seulement pour Barbara, mais aussi pour son établissement scolaire, sa famille et la compagnie.

lire la suite

«Nous avons atteint notre objectif : changer l’image des personnes en situation de handicap dans le monde de l’art et leur offrir une place dans ce milieu.»

Henrique Amoedo

Dançando com a diferença © Henrique Amoedo / DR
7. Quid de la diffusion des pièces ? Dans quelles conditions sont-elles présentées aux publics de Madère et d’ailleurs ?

Grâce à un long travail, nous avons réussi à diversifier le public de Dançando com a Diferença. Au début, il était surtout composé des parents, de la famille et des ami·es de nos danseur ·euses. Maintenant, il s’est grandement élargi et inclut notamment des amateur·rices de danse contemporaine qui suivent assidûment notre travail. En plus des habitant·es de Madère, des personnes de l’extérieur de l’île font aussi de plus en plus le déplacement, rien que pour nous. Dançando com a Diferença fêtera bientôt ses 25 ans et nous pouvons dire que nous sommes parvenus à remplir la majorité de nos objectifs initiaux. Nous avons présenté notre répertoire dans les théâtres et les évènements artistiques les plus importants du monde entier, en plus d’être reconnu ·es et respecté·es en tant qu’artistes. Nous avons atteint notre objectif : changer l’image des personnes en situation de handicap dans le monde de l’art et leur offrir une place dans ce milieu.

8. À quels obstacles avez-vous été confrontés au moment de créer Dançando com a Diferença ?

Ce fut une aventure semée d’embûches, parmi lesquelles on retrouve les difficultés financières, le manque de soutien, les défis logistiques et même des problèmes de famille. De plus, il a fallu faire face aux préjugés, car nous sommes une compagnie de Madère essentiellement composée de personnes en situation de handicap, dirigée par un Brésilien ouvertement homosexuel. Surmonter autant de préjugés a été un très gros défi à nos débuts. Néanmoins, tout projet vient avec son lot de choses à affronter et à dépasser, l’important étant de garder le cap et de savoir s’adapter à mesure que l’on avance.

9. Quelles sont les ambitions de Dançando com a Diferença pour les années à venir ?

Après avoir franchi tant d’étapes, il est désormais crucial pour Dançando com a Diferença de songer au futur des danseur·euses présent·es dans la compagnie depuis près de 25 ans. Au vu de l’absence de législation, ces personnes ne bénéficieront pas d’une retraite décente, contrairement aux autres artistes. La compagnie doit donc désormais formaliser sa méthode de travail pour qu’elle puisse être reprise et reconnue académiquement. Nous sommes fort de près de 25 ans de résultats concrets, mais nous avons besoin d’une méthodologie claire qui puisse être utilisée non seulement par nous, mais aussi par d’autres. Cela permettra aux danseur·euses actuel·les de Dançando com a Diferença d’enseigner cette méthode spécifique. De plus, la compagnie mérite d’avoir son propre espace, un lieu où présenter nos pièces, accueillir des évènements et produire d’autres spectacles. Il est maintenant temps pour nous de relever ce défi particulier, afin de continuer à créer et à offrir un futur aux interprètes qui arrêteront de danser. La compagnie se doit d’assumer cette responsabilité, tout comme ses soutiens, pour qui cette question devrait être importante au regard du développement de Dançando com a Diferença.

10. Diriez-vous que la danse, et plus particulièrement la transmission de la danse, a le pouvoir de changer le monde ?

Oui, absolument. Si je ne le pensais pas, je ne m’impliquerais pas dans un projet comme Dançando com a Diferença. La danse a le pouvoir de changer les perspectives, de transformer les espaces, d’ouvrir des voies et même de changer les lignes politiques. D’ailleurs, en ce qui concerne ce domaine, nous pourrions aller encore plus loin, si les politicien·nes s’y intéressaient. En revanche, jamais ce ne seront ni les hommes ni les femmes politiques qui nous dicteront quoi faire.

*Propos recueillis par Honorine Reussard, CCNR/Yuval Pick