Mais comment faire dialoguer, au sein d’un musée, danse et art, mouvement du corps et immobilité de l’œuvre ? La danse au musée est pourtant chose ancienne, et, si l’on a en tête l’âge d’or des années 1970-1970 (Merce Cunningham, Simone Forti, Anna Halprin, Trisha Brown…), c’est déjà dès les années 1840 qu’elle y effectue ses premiers pas : avec l’American Museum à New York organisant des spectacles vivants au milieu de ses collections.

Au musée, la danse fait tomber le quatrième mur, trouve de nouvelles proximités avec les spectateurs, explore d’autres configurations spatiales et architecturales. Les lignes, les volumes, les espacements du lieu d’exposition sont les premiers éléments importants pour le dialogue des arts avec la danse de Yuval Pick. Puis, ce seront avec les œuvres elles-mêmes que la danse pourra entrer en résonance, comme l’y invitait le peintre Kupka en 1923 :

"Le danseur produit en se mouvant les mêmes courbes, les mêmes droites que le peintre et le sculpteur inscrivent dans la matière immobile […] l’art est chaque fois une orchestration de présences, dans le temps et dans l’espace."

Ce qu’explore de manière plus originale et plus spécifique la performance de Madoka Kobayashi c’est l’idée de processus : la création, la vie, le mouvement comme processus en devenir, et, en droit, jamais "arrêtés" ni "terminés". La notion peut surprendre s’agissant d’une peinture ou d’une sculpture, mais derrière l’œuvre "finie" sourd un "mouvement" de création, un élan et un effort dont l’œuvre n’est souvent qu’une étape ou un état provisoire. C’est en étant particulièrement sensible à cela que Yuval Pick entremêle danse, vie et art.

Il lui faut alors revenir aux origines et à l’archaïque pour retrouver le mouvement, l’élan, propre aux choses comme aux êtres. Un corps dansant est le déploiement d’un poids singulier fait de chair et de sensations, le devenir d’une gravité originaire. Une œuvre plastique est l’expression d’un désir créateur lui aussi singulier. Dans Kairos, il s’agit moins d’un retour stricto sensu à l’origine, que d’une attention portée à la naissance et à l’éclosion des choses, à leur mouvement vers, à leur ouverture à…

La danse s’approprie, se "corproprie", les lignes, les volumes, les affects présents dans l’oeuvre, pour ré-insuffler du mouvement, un processus...  Kairos est un événement plastique, la plasticité étant l’élément commun aux arts et à la danse, indispensable à leur "processualité".

Kairos est une performance qui s’adapte à des œuvres différentes et à des lieux d’exposition différents. En amont de la performance, Yuval Pick livre à sa danseuse un canevas d’actions à partir duquel, elle pourra elle-même improviser, trouver le kairos entre la respiration de la danse du chorégraphe et la qualité sensible des œuvres en présence (leurs formes, leurs émotions, leurs significations...). Actions l’invitant, par exemple, à déferler dans l’espace à l’image d’une vague, de s’approprier l’extérieur à l’intérieur de soi (et vice-versa), d’écouter et de faire écouter le plus intime de soi, le cœur palpitant des choses…

Chaque performance entrelace le processus créateur de l’œuvre revisité, le processus créateur propre à Yuval Pick, et encore l’élan vital et personnel de la danseuse (sa biographie par éclats sonores et dansés). Le moment-mouvement opportun de Madoka Kobayashi s’invente à la croisée de trois "lignes de vie" : celles des œuvres plastiques, des directions chorégraphiques, et d’une vie d’âme et de chair singulière. L’idéal visé étant que chacune s’intensifie des deux autres.

Jean-Emmanuel Denave