Le corps sensible
La danse ou la célébration du monde
— Par David Le Breton*, professeur émérite en sociologie à l’Université de Strasbourg · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.
« Et maintenant vous faites la même chose, mais sans bouger. » — Kazuo Ohno
LE TÉMOIN ÉBLOUI
La danse est célébration du monde, consécration du fait tranquille d’exister et forme d’offrande au monde et aux autres, contre-don au fait de vivre. Elle incarne justement le prix des choses sans prix, une respiration nécessaire, une échappée belle. Renaissance d’un esprit d’enfance, libre dans l’espace et indifférente au jugement des autres, elle nous rappelle que nous sommes homo ludens bien avant d’être homo faber. Des hommes du don et du jeu, comme le rappelait Mauss plutôt que des hommes du profit, du rendement, de l’efficacité, de l’urgence. Je ne suis pas danseur, je n’ai pas ce privilège. Pourtant la danse m’a souvent accompagné. Avant d’en interroger quelques figures, j’aimerais faire un bref détour biographique.
Il y a longtemps, un jour de cafard au bord de l’Atlantique, tandis que je regardais la mer du haut d’une dune, j’ai vu une jeune femme s’approcher de la plage et danser à la limite de l’eau et du sable. J’ignore s’il s’agissait de haute technicité ou d’une série de mouvements ordinaires, tout cela est trop loin et je n’ai guère de compétence pour en juger. Je sais seulement l’enchantement éprouvé, l’alliance nouée avec le monde et mon émotion de retrouver le frémissement des choses. Elle rappelait la lumière de la mer, la douceur du sable, le contact de l’eau fraîche sur la peau. Elle éveillait la sensorialité du monde et le sentiment d’exister. Je suis resté un spectateur ébloui. Cet envol de la matière qui prend la matière comme appui et y retourne en la transfigurant, l’image était belle, j’en ai fait provision, 30 ans après elle est toujours vivante. La danse est une noce (parfois tumultueuse) entre un lieu et un corps. Qu’il s’agisse de la scène, d’une ville, d’un champ, d’une forêt, le danseur intègre l’espace dans son corps et se le subordonne comme une matière, un miroir dont il se joue. Il invente l’espace où il se produit, il le rend visible, et simultanément il est déterminé par lui. La danse est un culte rendu au génie des lieux.
Quelques années plus tard, alors que je pensais encore identifier ma vie au cinéma, j’ai écrit et tourné un moyen métrage en 16 mm : Seul détruire est au-delà des yeux, dans des conditions semi-professionnelles. Le titre mêlait une référence à Marguerite Duras (« Détruire », dit-elle) et aux textes de Guy Debord, de l’Internationale Situationniste 1. Il se voulait acte, et non contribution au spectacle. La figure centrale du film était une jeune danseuse tourangelle : Véronique Gouset, elle y incarnait à la fois le cri et la lumière du monde. Dans l’un des plans, tourné en live, elle marche sur les trottoirs de la ville d’une démarche à la fois gauche et habile avant d’opposer soudain sa danse à la pesanteur et à l’étonnement de la foule. Subversion des routines urbaines, de l’indifférence des passants, la danse surgissait au coeur de l’austérité, elle bouleversait l’ordre des choses. Dans le plan final, elle court vers la mer de manière à la fois précipitée et déterminée et le film s’achève sur ce contact brutal et chaleureux entre le corps et les vagues tandis qu’en voix off, je disais : « Et nous danserons sur la tête des rois ». Je revois cette course éperdue et heureuse vers la mer.
Au même moment, je publiais mon premier livre, un roman, La Danse Amazonienne (1983), où une danse solitaire face au fleuve est au coeur d’un moment décisif au cours duquel les personnages basculent vers la vie, choisissent désormais d’exister et cessent d’être saisis dans la pesanteur des choses. La danse a longtemps été à mes yeux une forme de subversion radicale de la symbolique corporelle qui subordonne les comportements à des significations nécessaires. Elle me touche, mais me laisse sans voix, dans une fascination dont je peine à sortir malgré les compétences que l’on me prête généreusement en matière d’anthropologie du corps. Est-ce parce que moi-même je ne danse pas que je reste au bord du mystère sans pouvoir me dissoudre en lui ? Même saisi il y a quelques années dans les foules du carnaval de Récife, tandis que ma compagne regrettait de me voir sur la berge de la coulée d’effervescence, je regardais avec émotion les enfants et les vieux se perdre dans la jubilation des sens sans pouvoir les rejoindre, les adultes rayonnaient, le corps ruisselant de sueur et de joie. Cette année- là, je filmai aussi le carnaval avec une vieille caméra 16 mm mécanique. A cette époque le cinéma était ma manière de danser, j’espère parfois qu’il en reste quelque chose dans l’écriture de mes livres.
En toute humilité, je suis comme Kazantzaki devant la danse de Zorba qu’il aimerait rejoindre sans en avoir les ressources morales. Le vieux Zorba exprime par son corps son amour de la vie. « Pourquoi tu ne ris pas, patron ? demanda-t-il. Qu’est-ce que tu as à me regarder ? Je suis comme ça. Il y a en moi un diable qui crie et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis sur le point de suffoquer, il crie : « Danse ! » et je danse. Et ça me soulage ! Une fois, quand mon petit Dimitraki est mort, en Chalcidique, je me suis encore levé comme ça et j’ai dansé. Les parents et les amis qui me regardaient danser devant le corps se sont précipités pour m’arrêter. « Zorba est devenu fou ! qu’ils criaient, Zorba est devenu fou ! » Mais moi, à ce moment-là, si je n’avais pas dansé, je serais devenu fou de douleur » 2.
Je suis sensible à la leçon de Zorba exposant à son compagnon l’universalité de la danse quand elle vise à atteindre l’autre, à lui parler à défaut d’une langue commune. Zorba raconte sa rencontre avec un Russe, ce dernier voulait expliquer la révolution bolchévique, et Zorba ses faits et gestes, son amour de la Crête. Et les deux hommes dansent à tour de rôle : « Ah, mon pauvre vieux, ils sont tombés bien bas les hommes. Pouah ! Ils ont laissé leurs corps devenir muets, et ils ne parlent plus qu’avec la bouche. Mais qu’est-ce que tu veux qu’elle dise, la bouche ? Si tu avais pu voir, comment il m’écoutait, de la tête aux pieds, le Russe, et comment qu’il comprenait tout ! Je lui décrivais, en dansant, mes malheurs, mes voyages, combien de fois je me suis marié, les métiers que j’ai appris : carrier, mineur, colporteur, potier, comitadji, joueur de santouri, marchand de passa-tempo, forgeron et contrebandier ; comment on m’a fourré en prison, comment je me suis évadé, comment je suis arrivé en Russie (...) Tu ris ? Tu ne me crois pas, patron ? Tu te dis en dedans : dis donc, qu’est-ce que c’est que ces boniments qu’il nous débite de Sindbad le marin ? Se parler en dansant, est-ce que c’est possible ? Et pourtant, j’en mettrais ma main au feu, c’est comme ça qu’ils doivent se parler, les dieux et les diables ».
«Je suis comme ça. Il y a en moi un diable qui crie et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis sur le point de suffoquer, il crie : « Danse ! » et je danse. Et ça me soulage !»
Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba
Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule, le geste d’un marcheur, un mouvement se détache des autres mouvements de la vie quotidienne et apparait comme l’amorce furtive d’une danse, excès de sens, émergence d’une part d’irréductible, d’inattendu. En ce sens saisir un mouvement de danse dans la vie quotidienne est la confrontation à une sorte de grâce, même s’il est malhabile : il ne s’agit pas de beauté mais d’une subversion des attentes qui rappellent soudain l’infinie fragilité des choses. Elle surgit hors des voies prévisibles du quotidien, rupture des attentes qui engendre l’émotion, l’étonnement et ouvre une autre dimension du réel.
J’ai parfois assisté, surtout au Brésil, sur les terreiros d’Umbanda ou de Candomblé à des cérémonies qui m’ont profondément marqué. À mes yeux occidentaux, elles rappellent notre coupure d’individu et la nostalgie inguérissable de la communauté absente dont j’ai longuement parlé dans Anthropologie du corps et modernité (2008). Les danses traditionnelles traduisent la solidarité organique entre soi, l’autre et le cosmos, elles convoquent les dieux, les incarnent, les célèbrent, elles réactualisent les mythes fondateurs, nourrissent la mémoire collective, elles donnent corps à l’innommable et renouvellent l’alliance des hommes et de l’invisible. Elles sanctifient le monde, elles sont comme pour la Grèce antique, un présent des dieux. Et ce sont les dieux qui dansent sous les apparences des humains. Elles dessinent dans l’espace et la durée des cérémonies clairement intelligibles d’un épisode à l’autre du rituel, même si des surprises naissent parfois du dialogue avec les dieux ou lors du combat du chaman contre les esprits qu’il affronte. Ce qui se joue dans la danse trouve des interprètes susceptibles d’en expliquer la raison d’être, traduire la parole des esprits telle qu’elle s’exprime dans un mouvement particulier.
La danse traditionnelle est une mise en miroir du cosmos en ce qu’elle célèbre la continuité de toutes ses composantes. Elle est un rite communautaire auquel tous participent par le mouvement ou l’identification. En un mot les danses traditionnelles, dans leur infinie diversité, impliquent une cosmologie (elles disent une vision du monde, inscrivent l’homme au sein de la nature et du cosmos, le confronte aux dieux), une anthropologie (elles inscrivent dans l’espace une image de l’homme), une scénographie ou plutôt une ritualité précise ; elles sont une création collective et elles renvoient à un temps circulaire, avec des rythmes qui reviennent inlassablement et conduisent à un monde apaisé. Les danses traditionnelles incarnent le monde du « nous-autres », de la communauté, du lien social. Elles se mêlent au temps de la vie collective et de ses rythmes. Elles s’inscrivent dans les activités de célébration de la vie collective : cycle agraire, saisonniers ou autres. Ou bien elles sont des dialogues avec les dieux ou les ancêtres sous la forme des danses de possession ou encore de la transe pour le chamanisme. La danse est donc parfois le chemin nécessaire de l’échange avec les dieux.
«Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule...»
David Le Breton
ÉMERGENCE DE LA DANSE CONTEMPORAINE
La danse contemporaine 3, dans son infinie diversité, devait attendre pour se déployer avec la force que nous connaissons, l’avènement d’un individualisme croissant dans nos sociétés. Elle est en effet mise en oeuvre du corps, énergie en liberté, pensée en mouvement, écriture singulière de l’espace, jeu de signes, elle n’est pas vérité du corps, ou répétition d’un modèle. Elle est même refus de la tradition et recherche inlassablementreprise autour des possibles recelés par le corps. L’individualisation de la danse est allée de pair avec l’émancipation progressive des individus. Au début du XXe siècle l’individualisation du lien social poursuit son avancée, même si elle ne touche qu’une part minime des populations occidentales. Ces périodes de rupture sociale, de mutation, donnent à l’homme une liberté d’initiative jusqu’alors sans précédent.
La décision du lien à l’autre relève de l’individu et non de la tradition ou du fait d’appartenir à la même communauté. Affranchissement des anciennes contraintes d’identité qui touche surtout l’artiste toujours plus ou moins en dissidence avec les valeurs communes. Ne se reconnaissant plus dans les références morales établies, l’individu devient peu à peu le maître d’oeuvre de son existence, il se fraie son propre chemin. La symbolique propre à son groupe d’appartenance n’est plus qu’une ressource pour ses actions et non plus son seul horizon. Des artistes déjà détachés du commun par leurs actions sont les dépositaires de cette conscience exacerbée des turbulences du monde. Ils génèrent une capacité d’innovation qui peut être source d’inquiétude mais n’est pas nécessairement un obstacle à la création.
Dans ce contexte, la danse moderne prend acte de la solitude de l’homme plongé dans un monde dont il doit désormais inventer le sens, un monde qui perd ses orientations anciennes et se fragmente, générant à la fois la peur et l’exaltation. Pour Laurence Louppe, « Il n’y a qu’une seule et vraie danse : celle de chacun… Le danseur moderne et contemporain ne doit sa théorie, sa pensée, son élan, qu’à ses propres forces 4 ». Et elle cite Carolyn Brown, partenaire de Merce Cunningham, pour qui « la seule vraie tradition c’est de tout recommencer à partir de ses propres ressources ». Là où la danse traditionnelle est émanation d’une création collective, les créations contemporaines sont signées. La danse en ce sens est infinie car elle incarne toujours provisoirement un segment de l’infinité possible des ressources corporelles. Elle transforme le corps en instrument de connaissance et de langage, en champ de sensations à la fois pour le danseur et pour le public qui la vit par procuration mais ne reste pas insensible.
La danse défait toute identité en brisant les critères de la reconnaissance de soi et des autres. Elle est existence pure, vie d’avant le sens, mais aussi profusion des significations. Exploration des possibles du corps, accords et désaccords de gestes, déplacements, des mouvements, elle révèle le lieu et déploie le temps. La danse est l’invention d’un monde inédit, ouverture à l’imaginaire, une échappée belle hors des contraintes de signification immédiate. Chaque chorégraphie construit un récit propre ou se laisse porter par les mouvements des danseurs et construit sa propre nécessité. Le dialogue des spectateurs avec les danseurs est intime, insaisissable, multiple, jamais figé dans le temps. La danse se donne comme une surface de projection. Elle dessine des chemins de sens hors de toute routine de pensée. Et en même temps, elle force à la réflexion. Dans la danse le sens n’est pas dans la transparence narrative des mouvements du corps, il se donne toujours comme un horizon, il ne cesse de se dérober à toute tentative de le saisir. Réinvention des bras, des mains, des jambes, du tronc, du rythme des gestes ou des mouvements, des déplacements, mais aussi de l’espace et du temps, de la nudité, de la distance à l’autre, des liens entre les individus, dans la turbulence d’un affranchissement de tout ancrage symbolique immédiat. La danse est un langage en soi qui opère un discours sur le monde en le transformant.
«La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend.»
David Le Breton
NAÎTRE DE LA DANSE
La danse contemporaine est d’abord une manière pour le danseur de se laisser travailler par la danse. Elle construit d’oeuvre en oeuvre un savoir en marche, une boîte à outils qui permet une lecture des spectacles, une analyse de leur apport, de leur fidélité à un style d’auteur, de leur rupture, de leur métissage, ou de leur conservatisme. Mais contrairement au théâtre elle manifeste une symbolique éloignée en principe des codes culturels qui alimentent la vie quotidienne, elle met en oeuvre un corps libéré de la symbolique corporelle qui fonde les échanges de sens entre les individus dans la vie courante. Contrairement au corps du comédien toujours plus ou moins astreint à l’intelligible, le corps du danseur n’est pas astreint à la communication, il est affranchi des contraintes de l’identité, même de celles du genre. Il n’est plus assujetti à un statut social, à une filiation, il se construit lui-même dans l’éphémère du geste à travers un jeu de signes. C’est pourquoi la danse touche, fascine, émerveille ou inquiète. Son privilège est de donner à voir à travers les interstices du réel, d’inventer des corps inédits, surprenants ou en relation de miroir déformant.
La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend. Le monde naît alors à des significations autres, son évidence première se dissout. Le corps apparaît plus que le corps, le monde plus que le monde. La déliaison du symbolisme social restitue le corps aux remous, aux ambivalences, au pulsionnel que les codes sociaux visent justement à conjurer. La danse se donne comme morsure ou caresse, elle nous « touche », de toutes manières, mais le sens de la création n’est pas de pacifier les conflits ou les abîmes qui s’ouvrent en chaque homme, il est de « fixer des vertiges », de creuser dans la trame serrée de nos garde-fous des zones de turbulences qui nous mettent autrement au monde et posent à l’homme la question de sa propre question à travers son corps même, c’est-à-dire la condition de son être au monde. Quels corps viennent au monde lorsque le texte social est gommé et que le danseur pousse son exploration en surmontant ses craintes ? Chaque création nous offre une version de ce territoire de l’ombre qui commence sous la peau et se mêle à l’espace et aux autres corps sans laisser d’autres traces que celle de l’instant. La danse est événement pur.
La danse contemporaine nous enseigne l’irréductibilité du corps aux modèles empreints de positivité qui règnent dans la modernité. Le corps est la chair de notre monde. L’homme est son corps et il est plus que son corps, mais ce supplément n’est pas le fait de l’âme ou de l’esprit, il est le fait de l’existence même. La condition humaine est corporelle et notre corps nous demeure un mystère. La danse nous montre un corps bien éloigné du modèle cartésien qui, sur la base d’une comparaison avec le cadavre, le définit par la surface et l’occupation d’un volume, loin aussi du corps-machine plus ou moins bien relié à une âme rétive, loin aussi de l’anatomo-physiologie qui pèse sur nos représentations occidentales comme le couperet qui distingue radicalement l’homme et son corps. Comme si l’homme n’était que le reste impalpable d’un appendice de chair 5. Le questionnement du danseur est anthropologique, le statut du réel est son objet, la question de l’homme et de sa chair son inlassable tâche.
LA DANSE COMME RÉSISTANCE
La danse contemporaine est induction d’un sujet en suspens, créant l’espace et le temps où elle se produit, elle est invention de formes et de contenus, matrice éternellement renouvelée du sens plutôt que répétition du même. Elle invente de nouveaux langages ou de nouvelles manières d’être, elle est une exploration sans fin du continent corporel. Bien entendu du sens transparaît dans les citations gestuelles, des mouvements, des attitudes, des mimiques, des scènes plus évocatrices peuvent apparaître au détour d’une oeuvre, mais jamais la danse ne possède la clarté d’un récit, et telle est sa force. Elle met le spectateur en un porte à faux propice car la tentation du sens est grande, mais transformer la danse en récit revient à la destituer de sa dimension propre. Certes, elle n’en est pas moins une construction mentale qui se joue à travers le corps, une intelligence physique du corps, à la manière d’une oeuvre écrite dans la série cohérente des mouvements. Avant l’aisance du geste et la transparence du mouvement, il y a l’apprentissage, l’enseignement d’un maître et l’appropriation des techniques corporelles par l’élève. Il y a bien une construction de la grâce ou de la gaucherie (si elle est voulue). L’évidence est acquise : en amont elle est le fait de l’intériorisation des manières élémentaires de se jouer de l’espace, en aval elle réside dans le talent, la capacité d’invention. La danse est un art, non un désordre plus ou moins contrôlé.
De même que les arts plastiques (et notamment le body art) ou le théâtre, ou la marche, la danse participe avec force à l’interrogation lancinante de nos sociétés sur le statut du corps et donc, au-delà, sur le statut du sujet dans un monde où il est menacé de toutes parts. Dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche en formule la direction : « je vous le dis, il faut encore porter en soi le chaos, pour être capable d’enfanter une étoile dansante. Je vous le dis, vous portez en vous un chaos ». Le danseur court vers la mer et se tient à la lisière entre le sable et la mer. On se souvient de la dernière phrase de Michel Foucault dans Les Mots et les choses. « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du XVIIIe siècle le sol de la pensée classique, alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable » 6. Mais justement, les pas du danseur imposent d’autres traces ailleurs, se jouent de l’oubli ou de la mort, et font émerger un chemin à l’intérieur du chaos. A la lisière de la mer et du sable, il y a toujours un danseur pour renouveler les pas de l’homme et sauvegarder son visage. La danse est une puissante forme de résistance à la fois critique et jubilatoire face à la crise de sens et de valeur de nos sociétés, une protestation vive contre l’humanité assise que nous sommes devenue aujourd’hui. Même quand elle interroge durement la condition corporelle de l’humain, elle le fait toujours par les moyens du corps. Elle « enfante une étoile dansante », à l’opposé de ce courant de mépris du corps qui touche en profondeur nos sociétés. « Je danse donc je suis », tel est, à l’encontre de Descartes, le cogito contemporain de ceux qui n’acceptent pas les impératifs cyniques du néolibéralisme, et la toute-puissance de la technique quand elle rend le monde de moins en moins hospitalier. Je danse donc mon corps est toujours dans la jouissance du monde 7.
· Extrait de : David Le Breton, El Cuerpo sensible, Santiago du Chili, Metales Pesados, 2010, pp 97-112.
. DAVID LE BRETON est Professeur émérite de Sociologie à l’Université de Strasbourg. Titulaire de la chaire d’Anthropologie des mondes contemporains à de l’Institut des études Avancées de l’université de Strasbourg (USIAS). Auteur notamment de : La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale (Métailié) ; Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) ; Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié) ou de Anthropologie du corps et modernité (PUF) ; Anthropologie des émotions (Payot).
1. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
2. Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba, Livre de poche, 1958, p. 105.
3. Certes, les passerelles entre ces types de danse sont nombreuses : les formes traditionnelles ne sont jamais immuablement figées dans le temps, elles ne sont pas des musées, elles s’actualisent en maintenant un canevas. Les jeunes générations y apportent leur contribution. La danse contemporaine renouvelle souvent ses figures en puisant dans le répertoire traditionnel, en s’y inspirant.
4. Voir Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Paris, Contredanse, 1997, p. 44.
5. Sur l’invention du corps moderne voir par exemple David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2020 ou La chair à vif. De la leçon d’anatomie aux greffes d’organes, Paris, Métailié, 2008. 6. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.
7. Cf. David Le Breton, L’adios al cuerpo, Mexico, La Cifra, 2007.