Yuval Pick, Vocabulary of need
8 de janvier de 2024 Non classifié(e)Yuval Pick, Vocabulary of need
Interview
— Propos recueillis le 6 janvier 2022 par Wilson Le Personnic pour Ma Culture.fr
Yuval Pick développe depuis une vingtaine d’années une œuvre plurielle et riche en relations étroites avec la musique. Sa création Vocabulary of Need prend appui sur La Partita n°2 en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, œuvre majeure de la musique classique occidentale qui ne cesse de fasciner les chorégraphes du fait de sa construction en contrepoint, mêlant différentes voix autour de procédés harmoniques complexes. Mettant en évidence le geste musical de la partition de Bach, le chorégraphe compose dans cette pièce un langage orchestral pour 8 interprètes et donne à voir la richesse des comportements collectifs humains. Le chorégraphe aborde dans cet entretien les enjeux de sa démarche artistique et revient sur le processus de création de Vocabulary of Need.
La musique a toujours été un outil important dans votre recherche chorégraphique. Comment ce médium s’articule-t-il avec votre écriture du mouvement ?
La musique est le déclencheur d’une sensation archaïque, originelle, transcendée par la danse. Je me souviens que, plus jeune, je sortais souvent dans les clubs pour danser et sentir la musique me remplir totalement. Plus tard, en tant qu’interprète, j’aimais aussi danser sans musique, simplement autour d’une sensation, d’une image, etc. Tout ce que j’ai traversé en tant que danseur, je l’approfondis aujourd’hui en tant que chorégraphe à travers mes recherches et mes créations. Dans mon travail, le son et la musique sont de manière récurrente, des sources d’inspirations fondamentales. Même si j’ai des intuitions chorégraphiques, j’utilise toujours la musique comme matière première sur laquelle je peux organiser mes sensations et les images que j’amène en studio. Mais ce processus peut aussi se faire en silence afin de trouver d’autres perceptions, identifier d’autres mélodies intérieures. La musique n’est ni dominatrice ni seulement accompagnatrice, mais elle est un médium à part entière avec qui les interprètes entrent en relation et en dialogue. J’aime expérimenter et voir comment la danse se confronte à de nouvelles musiques, quelles libertés la musique peut apporter à la danse et vice versa, comment elles peuvent se déployer entremêlées et en même temps se développer face à face dans le même espace, cette relation crée indéniablement beaucoup d’épaisseur sensible.
Pour Vocabulary of Need, vous avez jeté votre dévolu sur La Partita en Ré mineur de Bach. Ce n’est pas la première fois que vous travaillez sur la musique de Bach. Comment votre intérêt s’est-il porté spécifiquement sur cette œuvre musicale ?
En effet, j’ai travaillé à partir d’une playlist de mes œuvres préférées de Bach dans ma pièce PlayBach en 2010. J’ai toujours été sensible à son œuvre et je souhaitais me confronter à une œuvre majeure dans l’histoire de la musique, un monument musical, qui revêt un caractère universel et intemporel. La musique de Jean-Sébastien Bach entremêle, pour moi, deux trajectoires profondes : la verticalité, la musique qui vient du haut, la spiritualité, qui renvoie des notes vers le ciel, sans pour autant parler de religion, et puis l’horizontalité, la musique qui voyage comme un train ou une ligne de vie. C’est comme ça que je ressens la musique de Bach et La Partita en ré mineur matérialise parfaitement ces deux aspects. Avec Vocabulary of Need, je souhaitais travailler sur ces deux trajectoires et rendre visible le geste musical lié à cet axe vertical (la connexion à quelque chose de plus grand et en même temps plus intime) et horizontal (le lien entre les gens, la ligne de vie, la ligne sociale).
«Ces multiples mouvements en devenir, ces corps en quête de sens, participent de l’élaboration d’un langage orchestral, en dialogue constant avec la matière sonore. Le désir d’atteindre quelque chose de plus grand se cristallise dans cette étreinte fugace entre danse et musique.»
Yuval Pick
Vous avez collaboré avec l’artiste et compositeur Max Bruckert. Pourriez-vous revenir sur la recherche musicale autour de La Partita en Ré mineur ?
J’ai fait le choix de travailler sur la version du violoniste Christoph Poppen réalisée en collaboration avec le Hilliard Ensemble et la musicologue Helga Thoene. Je suis très sensible à l’interprétation de Christoph Poppen mais j’étais avant tout intrigué par la démarche de ce projet, visant à mettre en lumière des messages que Bach avait cachés entre les lignes, comme des dates ou des initiales. Accompagnés de Max Bruckert, nous avons donc déroulé le fil de cette Partita pour en étudier sa construction. La structure de La Partita 2 est composée en cinq parties et nous nous sommes concentré sur les trois derniers mouvements : la Sarabande, la Gigue et la Chaconne. L’exécution de la Chaconne, le mouvement final, dure entre 12 et 17 minutes environ, ce qui est plus que le total des quatre autres mouvements précédents, qui sont des formes d’esquisses qui insinuent un thème qui prend toute son ampleur dans la Chaconne. Etant donné que la Partita dure une vingtaine de minutes, il était évident qu’il fallait, autour de cette matière première, construire tout un univers. Pour chacune de ces parties, Max a trouvé d’autres manières de l’interpréter. Dans la pièce, chacune de ces trois parties est jouée dans deux versions différentes et Max a développé un drone ambient à partir de la dernière note de la Chaconne. Pour la Sarabande, Max a repris l’harmonie, c’est-à-dire les notes dominantes, pour créer des liens entre les séquences de la pièce. La Sarabande est le point de jonction. À contrario, pour la gigue, traditionnellement une musique de danse, Max a créé un contrepoint rythmique en insérant des rubatos, des ralentissements et des suspensions. Enfin, Max a fait une lecture polyphonique de la Chaconne en créant de la dysharmonie et de l’arythmie, de manière à mettre en avant la force dramatique de la pièce.
Pourriez-vous revenir sur le processus chorégraphique ? Comment la musique a-t-elle insinué l’écriture du geste ?
Dès le départ, je souhaitais puiser dans l’essence de cette œuvre et explorer de nouvelles manières de faire entendre cette musique. J’ai fabriqué et développé la matière chorégraphique avec les interprètes à partir des principes de travail de ma méthode Practice. Pour ce projet en particulier, ma recherche chorégraphique s’est principalement orientée autour de la verticalité et sur la relation entre le haut et le bas du corps. Ces notions sont au cœur de Practice, qui explore la relation entre le centre et les périphéries en jouant avec la masse des corps et la gravité. J’ai proposé aux interprètes d’expérimenter la matière que je leur avais partagé, de creuser et de fouiller à l’intérieur pour proposer de nouveaux mouvements. Le vocabulaire de la pièce s’est ensuite resserré et construit autour d’une figure : celle du port du bras, toujours tendu vers le haut, afin de rendre visible le geste musical lié à cet axe vertical. Cette image a été le point de départ pour construire un langage commun. Ces multiples mouvements en devenir, ces corps en quête de sens, participent de l’élaboration d’un langage orchestral, en dialogue constant avec la matière sonore. Le désir d’atteindre quelque chose de plus grand se cristallise dans cette étreinte fugace entre danse et musique.
Comments are closed.