Le corps sensible

13 de novembre de 2024 Non classifié(e)

Le corps sensible

La danse ou la célébration du monde

— Par David Le Breton*, professeur émérite en sociologie à l’Université de Strasbourg · texte originellement paru dans la revue Multiples 24/25.

« Et maintenant vous faites la même chose, mais sans bouger. » — Kazuo Ohno

LE TÉMOIN ÉBLOUI

La danse est célébration du monde, consécration du fait tranquille d’exister et forme d’offrande au monde et aux autres, contre-don au fait de vivre. Elle incarne justement le prix des choses sans prix, une respiration nécessaire, une échappée belle. Renaissance d’un esprit d’enfance, libre dans l’espace et indifférente au jugement des autres, elle nous rappelle que nous sommes homo ludens bien avant d’être homo faber. Des hommes du don et du jeu, comme le rappelait Mauss plutôt que des hommes du profit, du rendement, de l’efficacité, de l’urgence. Je ne suis pas danseur, je n’ai pas ce privilège. Pourtant la danse m’a souvent accompagné. Avant d’en interroger quelques figures, j’aimerais faire un bref détour biographique.

Il y a longtemps, un jour de cafard au bord de l’Atlantique, tandis que je regardais la mer du haut d’une dune, j’ai vu une jeune femme s’approcher de la plage et danser à la limite de l’eau et du sable. J’ignore s’il s’agissait de haute technicité ou d’une série de mouvements ordinaires, tout cela est trop loin et je n’ai guère de compétence pour en juger. Je sais seulement l’enchantement éprouvé, l’alliance nouée avec le monde et mon émotion de retrouver le frémissement des choses. Elle rappelait la lumière de la mer, la douceur du sable, le contact de l’eau fraîche sur la peau. Elle éveillait la sensorialité du monde et le sentiment d’exister. Je suis resté un spectateur ébloui. Cet envol de la matière qui prend la matière comme appui et y retourne en la transfigurant, l’image était belle, j’en ai fait provision, 30 ans après elle est toujours vivante. La danse est une noce (parfois tumultueuse) entre un lieu et un corps. Qu’il s’agisse de la scène, d’une ville, d’un champ, d’une forêt, le danseur intègre l’espace dans son corps et se le subordonne comme une matière, un miroir dont il se joue. Il invente l’espace où il se produit, il le rend visible, et simultanément il est déterminé par lui. La danse est un culte rendu au génie des lieux.

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«Je suis comme ça. Il y a en moi un diable qui crie et je fais ce qu’il me dit. Chaque fois que je suis sur le point de suffoquer, il crie : « Danse ! » et je danse. Et ça me soulage !»

Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme

Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule, le geste d’un marcheur, un mouvement se détache des autres mouvements de la vie quotidienne et apparait comme l’amorce furtive d’une danse, excès de sens, émergence d’une part d’irréductible, d’inattendu. En ce sens saisir un mouvement de danse dans la vie quotidienne est la confrontation à une sorte de grâce, même s’il est malhabile : il ne s’agit pas de beauté mais d’une subversion des attentes qui rappellent soudain l’infinie fragilité des choses. Elle surgit hors des voies prévisibles du quotidien, rupture des attentes qui engendre l’émotion, l’étonnement et ouvre une autre dimension du réel.

J’ai parfois assisté, surtout au Brésil, sur les terreiros d’Umbanda ou de Candomblé à des cérémonies qui m’ont profondément marqué. À mes yeux occidentaux, elles rappellent notre coupure d’individu et la nostalgie inguérissable de la communauté absente dont j’ai longuement parlé dans Anthropologie du corps et modernité (2008). Les danses traditionnelles traduisent la solidarité organique entre soi, l’autre et le cosmos, elles convoquent les dieux, les incarnent, les célèbrent, elles réactualisent les mythes fondateurs, nourrissent la mémoire collective, elles donnent corps à l’innommable et renouvellent l’alliance des hommes et de l’invisible. Elles sanctifient le monde, elles sont comme pour la Grèce antique, un présent des dieux. Et ce sont les dieux qui dansent sous les apparences des humains. Elles dessinent dans l’espace et la durée des cérémonies clairement intelligibles d’un épisode à l’autre du rituel, même si des surprises naissent parfois du dialogue avec les dieux ou lors du combat du chaman contre les esprits qu’il affronte. Ce qui se joue dans la danse trouve des interprètes susceptibles d’en expliquer la raison d’être, traduire la parole des esprits telle qu’elle s’exprime dans un mouvement particulier.

La danse traditionnelle est une mise en miroir du cosmos en ce qu’elle célèbre la continuité de toutes ses composantes. Elle est un rite communautaire auquel tous participent par le mouvement ou l’identification. En un mot les danses traditionnelles, dans leur infinie diversité, impliquent une cosmologie (elles disent une vision du monde, inscrivent l’homme au sein de la nature et du cosmos, le confronte aux dieux), une anthropologie (elles inscrivent dans l’espace une image de l’homme), une scénographie ou plutôt une ritualité précise ; elles sont une création collective et elles renvoient à un temps circulaire, avec des rythmes qui reviennent inlassablement et conduisent à un monde apaisé. Les danses traditionnelles incarnent le monde du « nous-autres », de la communauté, du lien social. Elles se mêlent au temps de la vie collective et de ses rythmes. Elles s’inscrivent dans les activités de célébration de la vie collective : cycle agraire, saisonniers ou autres. Ou bien elles sont des dialogues avec les dieux ou les ancêtres sous la forme des danses de possession ou encore de la transe pour le chamanisme. La danse est donc parfois le chemin nécessaire de l’échange avec les dieux.

«Mais la danse naît parfois d’un rien, elle n’est pas enfermée dans un théorème, elle innerve certains moments du quotidien. Un visage qui se retourne, une main sur une épaule...»

David Le Breton

David Le Breton © DR

ÉMERGENCE DE LA DANSE CONTEMPORAINE

La danse contemporaine 3, dans son infinie diversité, devait attendre pour se déployer avec la force que nous connaissons, l’avènement d’un individualisme croissant dans nos sociétés. Elle est en effet mise en oeuvre du corps, énergie en liberté, pensée en mouvement, écriture singulière de l’espace, jeu de signes, elle n’est pas vérité du corps, ou répétition d’un modèle. Elle est même refus de la tradition et recherche inlassablementreprise autour des possibles recelés par le corps. L’individualisation de la danse est allée de pair avec l’émancipation progressive des individus. Au début du XXe siècle l’individualisation du lien social poursuit son avancée, même si elle ne touche qu’une part minime des populations occidentales. Ces périodes de rupture sociale, de mutation, donnent à l’homme une liberté d’initiative jusqu’alors sans précédent. 

La décision du lien à l’autre relève de l’individu et non de la tradition ou du fait d’appartenir à la même communauté. Affranchissement des anciennes contraintes d’identité qui touche surtout l’artiste toujours plus ou moins en dissidence avec les valeurs communes. Ne se reconnaissant plus dans les références morales établies, l’individu devient peu à peu le maître d’oeuvre de son existence, il se fraie son propre chemin. La symbolique propre à son groupe d’appartenance n’est plus qu’une ressource pour ses actions et non plus son seul horizon. Des artistes déjà détachés du commun par leurs actions sont les dépositaires de cette conscience exacerbée des turbulences du monde. Ils génèrent une capacité d’innovation qui peut être source d’inquiétude mais n’est pas nécessairement un obstacle à la création.

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«La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend.»

David Le Breton

Multiples 24/25 © Sébastien Erôme

NAÎTRE DE LA DANSE

La danse contemporaine est d’abord une manière pour le danseur de se laisser travailler par la danse. Elle construit d’oeuvre en oeuvre un savoir en marche, une boîte à outils qui permet une lecture des spectacles, une analyse de leur apport, de leur fidélité à un style d’auteur, de leur rupture, de leur métissage, ou de leur conservatisme. Mais contrairement au théâtre elle manifeste une symbolique éloignée en principe des codes culturels qui alimentent la vie quotidienne, elle met en oeuvre un corps libéré de la symbolique corporelle qui fonde les échanges de sens entre les individus dans la vie courante. Contrairement au corps du comédien toujours plus ou moins astreint à l’intelligible, le corps du danseur n’est pas astreint à la communication, il est affranchi des contraintes de l’identité, même de celles du genre. Il n’est plus assujetti à un statut social, à une filiation, il se construit lui-même dans l’éphémère du geste à travers un jeu de signes. C’est pourquoi la danse touche, fascine, émerveille ou inquiète. Son privilège est de donner à voir à travers les interstices du réel, d’inventer des corps inédits, surprenants ou en relation de miroir déformant.

La danse prend le relais de la parole, de la pensée, là où celles-ci restent sans voix, mais loin de désarmer ce silence, elle l’étend. Le monde naît alors à des significations autres, son évidence première se dissout. Le corps apparaît plus que le corps, le monde plus que le monde. La déliaison du symbolisme social restitue le corps aux remous, aux ambivalences, au pulsionnel que les codes sociaux visent justement à conjurer. La danse se donne comme morsure ou caresse, elle nous « touche », de toutes manières, mais le sens de la création n’est pas de pacifier les conflits ou les abîmes qui s’ouvrent en chaque homme, il est de « fixer des vertiges », de creuser dans la trame serrée de nos garde-fous des zones de turbulences qui nous mettent autrement au monde et posent à l’homme la question de sa propre question à travers son corps même, c’est-à-dire la condition de son être au monde. Quels corps viennent au monde lorsque le texte social est gommé et que le danseur pousse son exploration en surmontant ses craintes ? Chaque création nous offre une version de ce territoire de l’ombre qui commence sous la peau et se mêle à l’espace et aux autres corps sans laisser d’autres traces que celle de l’instant. La danse est événement pur.

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LA DANSE COMME RÉSISTANCE

La danse contemporaine est induction d’un sujet en suspens, créant l’espace et le temps où elle se produit, elle est invention de formes et de contenus, matrice éternellement renouvelée du sens plutôt que répétition du même. Elle invente de nouveaux langages ou de nouvelles manières d’être, elle est une exploration sans fin du continent corporel. Bien entendu du sens transparaît dans les citations gestuelles, des mouvements, des attitudes, des mimiques, des scènes plus évocatrices peuvent apparaître au détour d’une oeuvre, mais jamais la danse ne possède la clarté d’un récit, et telle est sa force. Elle met le spectateur en un porte à faux propice car la tentation du sens est grande, mais transformer la danse en récit revient à la destituer de sa dimension propre. Certes, elle n’en est pas moins une construction mentale qui se joue à travers le corps, une intelligence physique du corps, à la manière d’une oeuvre écrite dans la série cohérente des mouvements. Avant l’aisance du geste et la transparence du mouvement, il y a l’apprentissage, l’enseignement d’un maître et l’appropriation des techniques corporelles par l’élève. Il y a bien une construction de la grâce ou de la gaucherie (si elle est voulue). L’évidence est acquise : en amont elle est le fait de l’intériorisation des manières élémentaires de se jouer de l’espace, en aval elle réside dans le talent, la capacité d’invention. La danse est un art, non un désordre plus ou moins contrôlé.

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· Extrait de : David Le Breton, El Cuerpo sensible, Santiago du Chili, Metales Pesados, 2010, pp 97-112.

. DAVID LE BRETON est Professeur émérite de Sociologie à l’Université de Strasbourg. Titulaire de la chaire d’Anthropologie des mondes contemporains à de l’Institut des études Avancées de l’université de Strasbourg (USIAS). Auteur notamment de : La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale (Métailié) ; Sourire. Une anthropologie de l’énigmatique (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) ; Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié) ou de Anthropologie du corps et modernité (PUF) ; Anthropologie des émotions (Payot).

1. Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
2. Nikos Kazantsaki, Alexis Zorba, Livre de poche, 1958, p. 105.
3. Certes, les passerelles entre ces types de danse sont nombreuses : les formes traditionnelles ne sont jamais immuablement figées dans le temps, elles ne sont pas des musées, elles s’actualisent en maintenant un canevas. Les jeunes générations y apportent leur contribution. La danse contemporaine renouvelle souvent ses figures en puisant dans le répertoire traditionnel, en s’y inspirant.
4. Voir Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Paris, Contredanse, 1997, p. 44.
5. Sur l’invention du corps moderne voir par exemple David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2020 ou La chair à vif. De la leçon d’anatomie aux greffes d’organes, Paris, Métailié, 2008. 6. Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 398.
7. Cf. David Le Breton, L’adios al cuerpo, Mexico, La Cifra, 2007.

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