Terres de danse
9 de février de 2024 Non classifié(e)Terres de danse
La politique culturelle à l'épreuve du réel
— Par Jean-François Marguerin*
Mettre au cœur de la politique culturelle nationale, nous disons bien au cœur, cette nécessité de raccrocher à un ensemble de références et de pratiques culturelles une France en décrochement, faute d’y avoir accès, est assurément du domaine du possible.
On assiste à l’accélération d’un mouvement entamé depuis longtemps de déplacement continu des populations. Celles pour qui vivre dans la métropole devient inaccessible sauf à consentir à des sacrifices considérables en matière d’espace et de qualité de vie et qui se déplaçant en première périphérie en provoquent la gentrification. Celles, excepté les bénéficiaires de logements sociaux, qui résidaient dans cette couronne immédiate et qui doivent toujours s’éloigner davantage pour se loger, jusqu’au moment où ils atteignent le terminus, une relégation rurale, éloignée de tout et dépourvue de transports en commun.
Cette entrée par les territoires (…) constitue tout autant une opportunité pour amplifier l’impact social de l’action culturelle publique, pour modifier sa fonction sociétale qui demeure pour l’essentiel de production et de reproduction des élites cultivées, pour diversifier ceux de nos concitoyens qui en sont les bénéficiaires. Cela suppose de nouveaux modes d’action. (…)
Itinérance de petites formes de spectacles compatibles avec des lieux non dédiés, montages d’expositions dans des endroits insolites, concerts à l’église ou ailleurs selon les qualités acoustiques des lieux, service de bibliothèques ou de points lecture mobilisant des bénévoles associatifs, salles de cinéma souvent classées Art et Essai, rénovées et équipées avec le concours du Centre national de la cinématographie et de l’image animée (CNC). Ces réponses constituent autant de ressources indispensables sur lesquelles s’appuyer pour mener la politique volontariste qu’il s’agit de conduire. Car nous ne dissocierons jamais culture d’acculturation, culture d’éducation de l’esprit, du regard, de l’écoute, culture de curiosité toujours renouvelée et stimulée, culture de découvertes tout au long de la vie, d’occasions de questionnements infinis, de remises en cause de certitudes hâtives.
Il ne faut pas négliger par ailleurs, dans l’éclosion récente des projets culturels de territoire, la ressource des établissements labellisés qui proposent, organisent et portent de tels projets en valorisant l’expérience liée à leur enracinement local, les compétences qui sont les leurs, leurs capacités d’ingénierie et de médiation, les moyens propres qu’ils sont à même d’investir.
Extrait de l’ouvrage Pour une politique culturelle renouvelée, B. Latarjet et J-F. Marguerin, Actes sud, 2022.
De Miribel à Saint-Jean-de-Niost
« Danses en territoires » est le titre d’un appel à projets lancé par le ministère de la Culture incitant chorégraphes et danseurs à aller rencontrer des populations éloignées des villes et des établissements artistiques qui s’y trouvent concentrés ou parce que malades, âgées et dépendantes, handicapées, empêchées d’y accéder. Le CCNR a répondu à cet appel avec le programme Terre de danse. Il a choisi de missionner la jeune compagnie qu’il a créée en son sein, composée de quatre danseurs, qui déploie représentations et ateliers de découverte dans les communes rurales ou suburbaines du département de l’Ain. Pour ce faire, commande a été passée à un jeune chorégraphe venant du hip hop et de Rillieux-la-Pape, Jérôme Oussou, d’une pièce de vingt-cinq minutes, « tout terrain », intitulée Having Fun. Cette première saison, treize représentations de celle-ci ont été programmées en autant de petites villes ou villages, assorties de vingt-deux ateliers d’une heure trente conduits tour à tour par Jade Sarette, Mio Fusho, Simon Hervé et Axel Escot, les quatre jeunes danseurs. Un peu à la manière d’un carnet de voyage, est relaté ici, de façon très personnelle, le déroulé de deux séquences de cette décentralisation aussi juste que prometteuse.
MIRIBEL
Ils arrivent au compte-gouttes, accompagnés de leurs soignants ou de leurs institutrices, certains en fauteuil roulant, et prennent place autour du carré matérialisé au sol par une belle cordelette rouge. Ils sont une dizaine, silencieux, attentifs, intimidés parfois, tandis que des enceintes acoustiques tombent les premières notes de la nappe électro composée par Wilfrid Haberey et que la représentation de Having Fun va débuter.
«Nous voudrions qu’au bout de quelques années, qu’une maison d’école, dans chaque ville ou village soit devenue une maison de la culture où les femmes et les hommes ne cesseront plus d’aller, sûrs d’y trouver un cinéma, des spectacles, une bibliothèque, des livres, des journaux, de la joie et de la lumière.»
André Philip
Ils, ce sont les pensionnaires du centre de rééducation pédiatrique Romans Ferrari installé à Miribel, en lisière de l’agglomération lyonnaise. Des enfants de deux à douze ans, ainsi que deux adolescentes, grands brûlés, polytraumatisés ou cérébrolésés en provenance de la France entière. Derrière ces catégories cliniques, des enfances fracassées, de très longs parcours de reconstruction, des souffrances aussi aigües qu’interminables, des handicaps irréversibles, des courages indicibles, des leçons de vie. Les yeux souvent pétillent qui disent l’impatience et l’excitation devant l’improbable : par un bel après-midi de début de printemps, assister dans le parc à un spectacle de danse qui leur est destiné. On sent dans le comportement de quelques-uns comme une appréhension.
La belle cordelette rouge vient d’être retirée, comme au théâtre s’ouvre le rideau. Jade, Mio, Simon, Axel, s’ébrouent, s’étirent, commencent à danser. Jérôme Oussou a conçu une adresse au public qu’autorise l’entrelacement de tableaux chorégraphiés et de moments improvisés et les danseurs, toujours très justes, ne se privent pas d’évoluer au très près des enfants, allant jusqu’à les effleurer, leur déposer une caresse furtive. Ils rient, en redemandent.
Je peine à détacher mon regard de Salomé (ndlr, prénom d’emprunt). Depuis qu’elle est apparue dans sa chaise roulante, frêle brindille au regard vif, extraordinairement mobile, son visage d’ange, quelque chose dans l’atmosphère s’est instantanément modifié. Onze ans, elle sourit, très droite, concentrée. Grande brûlée, j’apprendrai plus tard qu’elle est arrivée au centre toute petite. « Je l’ai toujours connue ici », me confiera un accompagnateur.
Elle a tout enregistré, tout compris de ce qui va se passer. Elle a assisté, très en retrait, plus que participé à l’atelier donné le matin par Jade, qui n’en menait pas large de devoir inviter à la danse ces enfants, de surcroît si peu libres de leurs mouvements. Philippe Constant, le référent culturel de l’établissement, par ailleurs musicien, me dira plus tard, combien la jeune danseuse a su, avec intelligence et sensibilité, trouver intuitivement le chemin menant à l’intime de ces jeunes spectateurs.
Voilà, c’est la fin de la représentation. Place au partage de l’aire de jeu par les danseurs avec les enfants. Les applaudissements de Salomé ont été aussi enthousiastes que feutrés. Elle a depuis longtemps quitté son fauteuil, elle danse, elle rit, taquine sa camarade voisine. Elle attrape la main de Mio, elles virevoltent l’une avec l’autre. Nous nous retrouvons dans le réfectoire pour un goûter. Salomé s’inquiète auprès de moi de ne pas y voir les danseurs. Je lui explique qu’il leur faut un peu de temps pour se changer avant de réapparaître. Mais voilà que les activités quotidiennes reprennent, la classe pour les uns, les soins ou la kiné pour les autres. In extremis, les danseurs font irruption. Salomé rayonne, puis se précipite dans les bras de Jade.
Fin de la séquence, peut-être, sans doute, inoubliable. Comme chaque fois qu’une oeuvre d’art est reçue avec autant de délicatesse, dans une ambiance à ce point saturée d’émotion. Philippe digresse au moment de se séparer sur ce que la danse apporte à ces enfants pour qui la question de la représentation d’eux-mêmes, le « savoir faire face », en un mot la posture physique est centrale dans le processus de leur reconstruction. Ici, danse et ergothérapie, même combat !
SAINT-JEAN-DE-NIOST
Un village de 1 400 habitants où coule la rivière Ain. Un village composite à la démographie prospère, un village de la plaine limoneuse, à une demi-heure de Lyon. Les ateliers (ici il y en a eu plusieurs, compte-tenu du nombre de participants) ont été menés quelques semaines plus tôt. Le spectacle va se dérouler dans la salle polyvalente accolée au groupe scolaire. Sans doute à cause de ce choix architectural et urbain, me revient en mémoire, peut-être aussi parce qu’elle a été prononcée précisément à quelques kilomètres de là, le 13 novembre 1944, l’utopie magnifique de la République des Jeunes, fondée à Lyon par André Philip.
La voici résumée : « Nous voudrions qu’au bout de quelques années, qu’une maison d’école, dans chaque ville ou village soit devenue une maison de la culture où les femmes et les hommes ne cesseront plus d’aller, sûrs d’y trouver un cinéma, des spectacles, une bibliothèque, des livres, des journaux, de la joie et de la lumière. »
Une maison de la culture, dans chaque village... Pour l’heure, ce sont les écoliers de celui-ci qui sont attendus, 185 exactement, de la Petite Section de maternelle au CM2. Soit sept classes au total. La cordelette rouge est en place sur le sol carrelé. La bande sonore a débuté depuis longtemps quand entrent les maîtres, les maîtresses et leurs élèves. Ils s’installent très vite, ont d’emblée compris la règle du jeu. Aucun chahut ou manifestation intempestive qui puisse traduire une gêne. Des bouts de chou aux plus grands, ils sont attentifs, silencieux. A l’évidence disponibles. Axel m’a confié au terme de l’échauffement qu’il préfère nettement les petits aux collégiens et lycéens, coincés, encombrés d’eux-mêmes.
J’avais l’a priori, faux à l’épreuve des faits, qu’il fallait un certain âge pour que l’abstraction de la danse contemporaine puisse être reçue par des enfants. J’ai eu la démonstration du contraire. Les petits reçoivent d’emblée la pièce, l’enfance est un âge merveilleux où l’on est ouvert à tout, où l’on pige avec fulgurance. La maîtresse des Petites et Moyennes Sections de maternelle que j’interroge m’apprend qu’ordinairement l’attention d’un enfant de cet âge n’est mobilisable que durant un quart d’heure après quoi il faut passer à une autre activité.
Et fait le constat qu’ils n’ont pas décroché de la représentation, que leur attention est restée mobilisée pour une durée presque double. Merveilleux moments que la suite : tous les enfants ont investi l’espace de jeu et dansent en suivant joyeusement les consignes des danseurs. Accroupis, debout, sauts, frappements de mains... Vient le temps des questions. Tant de doigts levés, impatients. La plupart ont trait au métier de danseur. Je n’en retiendrai qu’une, plus ou moins répétée sous d’autres formes par la suite. Comment faites-vous pour être aussi endurants ? Ce n’est pas dit exactement comme ça, mais en tout cas « endurance » est bien le mot employé par des enfants à l’adresse des quatre danseurs, conscients qu’ils sont de la performance physique que représente la chorégraphie à laquelle ils viennent d’assister.
Clap de fin. La salle s’est vidée, les enfants sont repartis en rangs, deux par deux, se tenant par la main. Règne alors un étrange silence. C’était la neuvième. Il en reste quatre au programme de la tournée, dont une dans le Bugey, la jeune troupe allant à la rencontre de territoires de plus en plus ruraux. Assurément, avec Terre de danse, quelque chose d’essentiel voit le jour.
*JEAN-FRANÇOIS MARGUERIN a mené une carrière d’administrateur au ministère de la Culture. Il a, par ailleurs, dirigé l’Institut français de Casablanca, ainsi que le Centre national des arts du cirque. Il préside aujourd’hui le conseil d’administration du CCNR/Yuval Pick, de la Scène nationale de Sète et de l’École Nationale de Cirque de Châtellerault.
Comments are closed.