La reprise, entre révérence et adaptation
9 de février de 2024 Non classifié(e)La reprise, entre révérence et adaptation
— Par Florence Poudru*
La reprise récente d’Ulysse de Jean-Claude Gallotta, rappelle que la démarche ne s’apparente pas forcément à une duplication : le chorégraphe choisit de modifier sa pièce pour la vivifier. Entre révérence et adaptation, l’enjeu est plus complexe quand le chorégraphe n’est plus là depuis longtemps. Répertoire et exactitude ne sont pas synonymes : en témoigne le deuxième acte du Lac des cygnes de Lev Ivanov, matrice de ce ballet mondialement connu, dont les variantes dépendent des voies de transmission.
Dans tous les cas, il est question du retour d’une pièce plusieurs saisons après son retrait. Reprendre implique d’accepter de former un répertoire. La démarche ne va pas de soi pour la danse contemporaine et chaque créateur réagit à sa manière face à ses pièces anciennes. La « meilleure » chorégraphie ne sera-t-elle pas celle qui advient ? Qu’en était-il dans le passé ? Bousculons quelques idées reçues.
DES ŒUVRES ÉVÉNEMENTIELLES AU RÉPERTOIRE
Divertissements des fêtes de la cour à la Renaissance, très composites, puis ballets de cour et mascarades, visent à distraire, à éblouir lors de circonstances particulières, mais également à porter un message allégorique, philosophique et politique aux XVIe et XVIIe siècles. Une œuvre ne connaît alors qu’une représentation, d’où son caractère luxueux. Parfois, elle est donnée une deuxième, voire une troisième fois [Le Ballet de Madame (1595), Margaret McGowan, 1978] dans la foulée : l’idée même de la reprise n’existe pas.
Reprendre implique la notion de troupe : le phénomène sera favorisé par la fondation des institutions, notamment celle de l’Académie Royale de Musique en 1669. Il s’impose au XVIIIe siècle : l’opéra-ballet Les Indes galantes (1735) connaît de nombreuses « reprises » durant le siècle [Nathalie Lecomte, 2007]. L’idée est par nature conservatrice et « faire la reprise » met en jeu la transmission d’une œuvre qui a connu un succès. S’agissant du ballet, le support textuel n’apparaissant pas sur scène, la reprise n’implique pas une exactitude de son élément majeur mais silencieux la chorégraphie. Créé à l’Opéra de Paris, Giselle ou les willis (1841) a un succès tel qu’il est « repris » dès 1842 à Marseille, Londres et ailleurs [Edwin Binney, 1965]. En fait, il s’agit de chorégraphies nouvelles de chaque maître de ballet en poste, tous très guidés par le découpage d’un livret détaillé et la partition. En somme, le chorégraphe est considéré comme un metteur en scène et la chorégraphie diffère, sauf quand l’artiste voyage et transmet son oeuvre ailleurs. L’exemple de La Fille mal gardée (1789) est édifiant : ce ballet conçu à Bordeaux par Jean Dauberval connaît des « répliques », dont celle de Jean Aumer à l’Opéra de Paris (1828) qui commande une nouvelle musique à Hérold, ou celle de Paul Taglioni à Berlin (1864) avec une autre partition due à Hertel. La conservation porte alors davantage sur le livret, la trame narrative, que sur la chorégraphie.
«Une pièce connaît parfois un chemin long ou chaotique : son retour [...] est tout aussi intéressant que son acte de naissance.»
Florence Poudru
On oublie que Marius Petipa adaptait une variation à une nouvelle danseuse [Marius Petipa, Journal…, 2017]. Si ces modifications sont à la marge, elles existent : le ballet n’est pas taillé dans de l’onyx. Dans les théâtres, le public du ballet n’est pas choqué de retrouver Giselle, Coppélia ou La Korrigane : une nouvelle interprète dans le rôle-titre offre l’opportunité de revoir une œuvre à la trame connue, où l’interprète féminine est valorisée. Certes, dans ces lieux de sociabilité, être vu dans la salle compte autant que regarder : être spectateur est aussi une position sociale. Nomades, les Ballets russes fondés et dirigés par Serge Diaghilev, qui voyageaient avec leurs œuvres, ont habilement combiné créations et reprises assurant les impératifs financiers d’une troupe dépendant de fonds privés et une diversité esthétique attractive pour le public. Sous l’influence de Michel Fokine, le ballet est à parts égales constitué de danse, de peinture et de musique : dès lors, on ne change pas facilement l’une de ses composantes. Au cours du mandat d’un maître de ballet, sauf destruction des décors et costumes obligeant le recours à un nouveau peintre, les reprises ont été présentées avec les mêmes décors, voire les mêmes maquillages, souvent les mêmes danseurs et, si des détails chorégraphiques ont varié, cette troupe a largement contribué à la sacralité de l’œuvre.
LA DANSE MODERNE ET L’ŒUVRE AU PRÉSENT
Tel que perçu au début du XXe siècle, le terme « moderne » au sens baudelairien évoque le fugitif, le transitoire opposé au classicisme. Le rapport aux œuvres change. L’une des spécificités de la danse moderne est de n’être pas apprise auprès d’un maître, contrairement à la danse classique ou à la danse de music-hall. Comme l’a noté John Martin, « La danse moderne n’est pas un système, c’est un point de vue« . A chacun le sien : survivront les pièces et les artistes qui s’imposeront par la force de leur personnalité, par leur capacité à former des émules, à fonder une troupe, grâce à une volonté puissante et aux méandres de la vie. Les artistes de la danse moderne renoncent dans un premier temps à l’incarnation de personnage et à la forme narrative : Loïe Fuller, Isadora Duncan, Clothilde et Alexandre Sakharoff ont une intention, une puissance d’évocation d’un élément de la nature, mais ce qui fait oeuvre est leur mouvement. Dès lors, il est plus difficile d’en changer, même si Martha Graham a pu le faire pour ses rôles selon son âge. Au milieu du siècle, les Graham, Jooss… peuvent développer une forme de narration mais leur intention, leur conception du mouvement et leur succès auprès du public contribuent à faire entrer certaines de leurs pièces dans notre musée imaginaire.
Lorsqu’elles ont acquis une reconnaissance — soutiens financiers, lieux d’accueil, répertoire — les compagnies de danse moderne des Martha Graham, Kurt Jooss, Birgit Cullberg ou Alwin Nikolais ont cheminé entre la création et la reprise. La transmission à d’autres troupes a été plus complexe et concerne un nombre restreint d’œuvres. Simultanément, les artistes de la mouvance post-modern remettent entièrement en question l’œuvre elle-même, par des prestations non scéniques à caractère performatif, investissant parfois l’espace urbain. Cette double tension est sensible chez un même artiste, tiraillé entre présent et passé, disparition et édification d’une œuvre. Au cours des années 1980 en France, l’émergence d’une génération, plus tard nommée nouvelle danse française en référence à l’ouvrage de Lise Brunel (1980), largement préparée par la décennie 1970, a été imprégnée de l’influence américaine incarnée par Peter Goss, Joseph Russillo, Carolyn Carlson, Suzanne Buirge, Merce Cunningham et Alwin Nikolais. La fondation des Centres chorégraphiques nationaux (CCN) en 1984 sur le modèle des Centres dramatiques nationaux, « formalise une implantation en province » et « une respectabilisation de la danse contemporaine » [Philippe Poirrier, 2000]. C’est la génération des Jean-Claude Gallotta, Dominique Bagouet, Maguy Marin, Régine Chopinot, rejoints plus tard par Joëlle Bouvier, Régis Obadia et d’autres. La mission des directeurs- chorégraphes est d’abord liée à la création, la production et la diffusion, à un rééquilibre territorial des pratiques en faveur de « l’essor de la danse française ». Puis les missions évoluent et le terme « répertoire » y figure désormais [ministère de la Culture, 2020]. Près de quarante ans après, les inflexions données tiennent compte des mutations du paysage chorégraphique.
« La reprise est sans nul doute une éternelle recréation. »
Florence Poudru
Le rapport à ses œuvres anciennes se pose à l’artiste et il appartient à chacun de le résoudre. Reprendre une création, n’est-ce pas une façon de faire le point, de revenir au substrat sur lequel se construit l’oeuvre d’une vie ? La danser telle quelle ou l’adapter est une affaire intime. Et si des considérations plus prosaïques — d’inspiration, de diffusion — entrent également en jeu, le choix des reprises et la manière sont en soi un sujet. La prise de conscience s’est évidemment accélérée avec le décès précoce de Dominique Bagouet en 1992 ; la fondation des Carnets Bagouet par les danseurs compagnons de route du chorégraphe en témoigne. Accueillis au Ballet Atlantique-Régine Chopinot, les Carnets Bagouet ont pris en charge cette reprise transversale et transrégionale du Saut de l’ange en 1994. Une porosité exceptionnelle alors que chaque directeur-chorégraphe était l’unique référence d’un Centre chorégraphique national implanté dans sa région. Aujourd’hui — sauf exception du type CCN-Ballet du Rhin — les CCN sont toujours des lieux de création et chaque directeur-chorégraphe repart avec son oeuvre. La campagne de numérisation (et d’accessibilité) des images filmées des créations, voulue par le ministère de la Culture, produit une trace. A son départ du Centre chorégraphique de Belfort en 2008, Odile Duboc se penchait sur la question de la reprise [Françoise Michel, Julie Perrin, Agathe Pfauwadel, 2015].
REVOIR
Faut-il reprendre une pièce qui a marqué son époque et n’est-ce pas une façon de l’ancrer davantage grâce à la distance temporelle ? Très tôt, Jean-Claude Gallotta est revenu à Ulysse (1981), une pièce qui a symbolisé une énergie, une insouciance, un temps de forte conquête de la danse contemporaine par des artistes en marge des codes. Le Groupe Emile Dubois a incarné tout cela. Et lors des reprises-recréations successives, le chorégraphe a joué sur des composantes qui lui sont chères : la variabilité du nombre de danseurs (de huit à quarante), de certains passages, des costumes, voire celle de la musique composée par Henri Torgue en 1981. Sans oublier — et ce n’est pas le moindre — le titre (Variations d’Ulysse, Ulysse-Shizuoka, Cher Ulysse) qui semble conférer à l’œuvre le statut d’une personne avec qui l’on entretient un dialogue épistolaire. L’enjeu est probablement là aussi. Avec Mammame (1986), Gallotta a su feuilletonner avec l’oeuvre elle-même (L’Enfance de Mammame) et avec sa propre trajectoire qui l’a conduit à voyager (Mammame Montréal, Mammame Japon), ce que les esprits caustiques pourraient considérer comme une déclinaison paresseuse d’un produit.
Faudrait-il se priver d’accepter une démarche réflexive lorsqu’elle émane d’un chorégraphe, sous prétexte qu’il est dans la mouvance de la danse contemporaine ? Les vidéos devraient-elles exclusivement prendre en charge les oeuvres du passé ? Folks de Yuval Pick (2012), qui concentre des constantes du chorégraphe, est-elle condamnée à la vidéo ? Acceptons-nous que l’artiste remette l’œuvre sur le métier ? La variabilité d’une pièce n’est qu’une option dans la démarche de reprise. Quand Tero Saarinen porte les robes de Blue Lady [Revisited] (2008), le changement d’interprète, de sexe et de physique est déjà une variable pour Blue Lady (1983), pièce si incarnée et emblématique de Carolyn Carlson : les découvertes et réminiscences sont troublantes.
Notre rapport aux arts plastiques admet plus facilement la sérialité, la reprise d’une démarche, d’un matériau ou d’un thème obsessionnel. Pour le public, revoir régulièrement des œuvres, datées par le sujet chez Andy Warhol ou plus intemporelles chez Pierre Soulages, est presque une évidence, tout comme l’envie de réentendre une musique en concert. Maguy Marin, qui a souvent repris May B. (1981), rappelle que la pièce n’avait pas été bien acceptée alors qu’après sa reprise, elle est devenue ce que certains qualifient de "chef d’œuvre" [documentaire, Luc Riolon, 1999]. Une pièce connaît parfois un chemin long ou chaotique : son retour sporadique dans le parcours de l’artiste est tout aussi intéressant que son acte de naissance. Bien après Béjart, certains, tel Ohad Naharin (Décadence) ou Philippe Decouflé (Panorama), proposent des florilèges de leurs œuvres : cette organisation d’une pièce morcelée, constituée d’extraits n’est pas nouvelle. Elle nécessite d’avoir à son actif des pièces très diffusées, aisément identifiables, qui ont connu le succès et une résonnance médiatique. Cette forme de recyclage présente bien des avantages, dont celui de la variété visuelle et musicale.
Comme une plongée dans le temps de la création, dans l’autobiographie de l’artiste, la reprise est aussi un retour pour le premier public : retrouvailles pour les uns, découverte pour de plus jeunes spectateurs. La démarche éprouve le rapport que nous entretenons avec l’œuvre chorégraphique et ne lui enlève pas ce qu’elle a pu représenter d’étonnement, de malaise ou de joie, à l’instar d’un roman auquel on revient plusieurs fois au cours d’une vie : le retour d’Ulysse à Ithaque... peut-être.
Au-delà, le phénomène interroge le caractère éphémère voire "jetable" des œuvres chorégraphiques qui, aussitôt présentées au public, perdraient avec leur virginité leur aura première. À la lecture des programmations des lieux de diffusion et des festivals, les pièces plus anciennes semblent avoir moins de valeur que les créations. Elles pourraient pourtant, dans une logique écologique, continuer à vivre, à rencontrer les publics et à évoluer au gré de ces rencontres. La reprise est sans nul doute une éternelle recréation.
*Docteure de l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse HDR rattachée à l’Université Lyon 2 en Arts du spectacle, FLORENCE POUDRU est historienne, spécialiste de danse. Elle est professeure d’Histoire de la danse au CNSMD de Lyon, auteur de plusieurs ouvrages et de nombreuses contributions à des ouvrages collectifs.
Comments are closed.